Le Lundi Au Soleil...
Nous sommes mi-avril. Un lundi. 7 heures du mat', j'ai des frissons... Le radio-réveil déclenche un peu trop fort le top départ de la journée et se met à crachouiller les infos du matin. Je grogne un peu. Juste envie de me retourner de l'autre côté pour finir ma nuit. Mais la charmante dame de la radio m'annonce avec une voix d'aéroport qu'il fait un temps merveilleux aujourd’hui et m'invite à me lever de bonne humeur. Bien madame…
Je remonte le volet roulant en baillant et je constate que pour une fois la météo a dit vrai. Le ciel est d’un bleu limpide et les petits oiseaux n'en peuvent plus de gazouiller. On se croirait au début de l'été. J'aurais bien envie de faire l'école buissonnière ce matin, mais bon voilà, il y a le travail. D'ailleurs je l'aime bien mon travail. Infirmière « dans le social ». Ça ne vous dit sans doute pas grand-chose, présenté comme ça. C’est pourtant un métier à multiples facettes, sur lequel je ne m’étendrai pas aujourd’hui. Disons pour résumer que je travaille avec des adolescents en difficulté qui sont placés en internat. Je vous laisse imaginer, il y a de quoi faire…
Justement. Ce matin j'ai un rendez-vous important pour un de mes petits protégés. Normalement le lundi je ne travaille que l'après-midi. Mais on ne choisit pas la date et l’heure d’un rendez-vous chez un spécialiste. On les accepte, c'est tout. D'autant que ça fait plus de six mois que je bataille ferme. Lors de la dernière visite de contrôle, l'ophtalmo avait décelé une hypertension oculaire chez ce gamin, qui présente par ailleurs une forte déficience visuelle de naissance. Manquerait plus qu'il nous fasse un glaucome et ça serait complet ! Alors maintenant que j'avais réussi à le décrocher, pas question de louper le rendez-vous. Pour la petite histoire, il m'aura quand même fallu relancer 3 ou 4 fois le secrétariat du spécialiste, qui avait réussi l'incroyable exploit de perdre le dossier du gamin deux fois de suite. Moi je dis bravo. Et puis avec cette météo inespérée pour la saison, finalement ça m’arrange bien de bosser ce matin. Comme ça je pourrai aller faire un petit tour au parc et profiter du soleil cet après-midi, chouette !
Mais revenons à nos moutons. Me voilà donc partie chercher ce jeune homme dès l'aube, à l'heure où blanchit la campagne (coucou Victor Hugo), afin de lui faire subir moult examens dans le Service d'Exploration de la Fonction Visuelle du Centre Hospitalier Régional (vous pouvez respirer). Le foyer du jeune se situe à un bout de la métropole et le CHR à l'autre extrémité, bien évidemment. Sinon c’est pas drôle. La convocation précise que le rendez-vous est fixé à 8h45 avec le Dr Voillez (ça ne s’invente pas) et qu'il nous faudra prévoir environ 4 heures pour les examens. En effet. Voire même un petit peu plus. Et même que « si j'aurais su, j'aurais pas venu », comme dirait l'autre. En tous cas j'aurais dû penser à emporter de la lecture. « Les Misérables » du fameux Victor cité plus haut, par exemple. En édition de poche ça doit bien faire dans les 2.048 pages en deux tomes. De quoi tenir allègrement toute la matinée.
Infirmière dans le social donc, c'est assez chouette comme métier, d'habitude. Mais parfois c'est un peu lassant aussi, surtout dans les salles d’attente, si vous voyez ce que je veux dire. Mon petit protégé est un hyperactif notoire, et donc généralement infernal quand il s'agit de rester tranquille pendant plus de cinq minutes. Mais pour une fois son comportement est absolument irréprochable, sans doute est-il trop heureux d’être le centre de l’attention pendant une matinée toute entière. Ravi également de manquer l’école, je suppose… A peine quelques soupirs, avec de temps en temps un « Pfff ! j'en ai marre, j'me casse, on se fait ch… ici ! ». Deux ou trois revues de la salle d'attente se souviendront de son passage, mais depuis le temps qu'elles prenaient la poussière sur la table basse, il fallait bien que quelqu'un fasse un peu de ménage.
Alléluia ! Quatre heures d'attente promises (et tenues) plus tard, le verdict tombe : pas d'hypertension oculaire. Mon jeune ami semble un peu déçu par le verdict, mais je lui explique que c’est une excellente nouvelle pour lui et je ne manque pas de le féliciter pour sa patience. Le temps de le ramener à bon port après toutes ces émotions, il est déjà presque 14h. Je m'assure qu'il n'y a rien qui ne puisse attendre le lendemain, je rappelle à mes collègues que je suis exceptionnellement absente cet après-midi, et je décide que je peux enfin disposer de mon temps. En route pour le parc ! Oui, mais… Plusieurs heures ont défilé à l’horizon depuis ce matin et le soleil, ce traître, en a profité pour se planquer derrière un léger voile brumeux. La bronzette au parc a déjà moins de charme, d'autant qu’un petit vent d’est s’est levé et que la température n'est pas des plus favorables. C'est vrai qu'on n'est encore qu'au mois d'avril, faudrait quand-même pas trop exabuser (c'est comme exagérer, mais en pire).
J'opte donc pour le plan B : rendre visite à Joli-Papa, communément appelé Papi par toute la famille.
Papi aura 95 ans en juin. Il a eu pas mal de pépins de santé ces derniers temps, et rester seul à la maison est devenu beaucoup trop dangereux pour lui. Alors, il y a quelques mois, nous avons dû nous résoudre, la mort dans l’âme, à le placer en maison de retraite. Depuis l’été dernier il était tombé plusieurs fois. A l’automne, un petit tour aux urgences pour cause de vessie récalcitrante avait révélé un cancer de la prostate, inconnu jusqu’alors. Depuis, il est équipé d’une sonde urinaire – une opération à son âge comportait plus de risques que de bénéfices, et de toute façon il ne voulait même pas en entendre parler. En décembre, voilà-t-y pas que sans crier gare, il nous a fait une petite embolie pulmonaire (bilatérale, s'il vous plaît). Résultat : trois semaines à l'hôpital, puis quatre semaines en convalescence, et finalement atterrissage forcé en maison de retraite médicalisée, plus communément appelée EHPAD. Le tout assaisonné d'une légère désorientation spatio-temporelle, certes latente depuis quelques années, mais inexorablement aggravée par tous ces changements involontaires de lieux de villégiature. Ce qui implique depuis certains comportements assez étonnants de sa part, qui font la joie des petits et des grands à chacune de nos visites : et vas-y que je te mets le dentier dans la boîte prévue pour les sonotones miniatures (il faut savoir que Papi est sourd comme un pot), et vas-y que je te mets les sonot… Vous avez deviné ? Oui, c'est ça : dans l’eau du dentier. Du coup ça marche beaucoup moins bien. Forcément. Bref, on s’amuse bien, surtout quand il se plaint de ses colocataires : « Quand est-ce que je rentre à la maison ? J’en ai marre, y’a que des vieux ici ! ».
Durant son séjour en convalescence, voulant répondre seul à une urgence urinaire, Papi avait même tenté de battre le record du monde en solo de contorsion, catégorie Sénior quatre étoiles. Il a échoué de peu mais entre nous, on n'a toujours pas compris comment il avait fait pour retirer la tablette qui se trouvait devant lui, pourtant solidement arrimée à son fauteuil, et dont la fonction première était justement de l’empêcher de se lever. Toujours est-il que dans le feu de l'action, il a oublié qu'il avait un fil à la patte (la sonde urinaire, vous vous souvenez ? mais savait-il encore qu’elle était là… allez savoir). Ledit fil à la patte en a évidemment profité pour se désadapter sournoisement de la poche qui sert à récupérer le précieux liquide. Liquide qui dans la foulée s’est répandu de manière tout à fait déloyale sur le sol. Tant et si bien que notre Papi National a fait le plus spectaculaire des vols planés, après un triple salto arrière, pour finir par aller s'aplatir violemment la trombinette contre la cuvette des toilettes, laquelle a bien entendu choisi précisément ce moment-là pour se mettre en travers de son chemin. On croit que c'est là uniquement pour vous rendre service ces machins-là, mais en fait pas toujours. Il avait donc réussi à faire tout seul le parcours, improbable et digne d’une finale de Koh-Lanta, entre le fauteuil et les WC. Cette mésaventure lui a évidemment valu un nouvel aller-retour aux urgences (quand on est sur place, c'est quand même vachement plus pratique, autant en profiter) et il nous est revenu victorieux quelques heures plus tard, avec sur le front 7 points (de suture, à défaut de score), diverses égratignures, quelques pansements, et au total une belle tête de vainqueur. Après quelques froncements de sourcils bienveillants de notre part, Papi a quand même fini par reconnaître, honteux et confus, qu'il n'était plus tout à fait en mesure d'aller faire pipi tout seul. Pour quoi faire d'ailleurs, on se le demande, puisque sa sonde se charge de tout le boulot pour lui faciliter les choses. Il jura même, mais un peu tard, qu'on ne l'y prendrait plus…
Donc… En ce lundi après-midi un peu moins ensoleillé que la matinée du même jour – je sens que je vous ai un peu perdus en route alors je vous resitue le contexte, histoire de vous éviter une relecture fastidieuse – je décide de lui rendre une petite visite. J'arrive dans sa chambre vers les trois heures de l'après-midi et comme à chacune de mes visites, j'ai droit à la grande scène de l'acte 2 : et heureusement que tu es venue, et je ne suis pas bien du tout, et j’ai très mal là… Le scénario est bien rôdé, il me fait le coup presque à chaque fois. Une belle-fille infirmière c'est quand-même bien pratique : on peut lui dévoiler tous ses petits bobos sans fausse pudeur, elle au moins elle vous écoute, elle vous comprend. Je l'embrasse pour lui dire bonjour, ce qui le surprend toujours un peu : « Hein quoi ? Ah… Oui… Bonjour...». Je m'installe à côté de lui comme d’habitude, je prends sa maigre main glacée, complètement déformée par l'arthrose et cinquante années de jardinage (c’était son métier) dans la mienne, et je lui demande comment ça va. Etant donné sa surdité bien installée (surtout quand ça l'arrange, d’ailleurs), il me fait répéter plusieurs fois. Ça aussi j'ai l'habitude, je répète donc avec tendresse. Mais il me semble quand-même qu’aujourd’hui ce n'est pas du pipeau : il est pâlot, son regard est apeuré, il sursaute à intervalles réguliers en poussant un petit cri étrange et me mime de sa main libre qu’il sent comme un coup de couteau dans le ventre, tout en hoquetant : « Oh ! Je crois que c'est mon cœur ! ». Pour le rassurer, je fais mine de vérifier son pouls au poignet. Celui-ci me paraît parfaitement régulier. Je lui propose un verre d'eau, et même un petit œuf en chocolat, qui s'ennuie ferme dans son sachet posé sur la table de nuit. C'était Pâques la semaine dernière mais les cloches ont vu large cette année, l'offre a dépassé la demande. Papi semble aller un peu mieux après cette petite collation, mais dans le doute je demande quand-même à une aide-soignante qui passait par là (elle a dû se perdre, la chambre de Papi est la toute dernière au bout d’un long couloir) si elle peut prévenir une infirmière, quand elle aura deux minutes.
Je continue à suivre les soubresauts de Papi en lui tenant la main, et soudain c'est le choc : la porte de la chambre s’ouvre à toute volée ! Et quelle n'est pas ma surprise de voir débarquer Zorro en personne (un cavalier surgissant hors de la nuit et courant vers l'aventure au galop), accompagné de son fidèle Tornado… Sauf que ce Zorro-là est vêtu d'une blouse blanche, et que Tornado a changé d’avis et qu’elle est retournée dans le couloir. Oui, ce jour-là Tornado est du genre féminin, c'est comme ça. Je comprendrai un peu plus tard qu'elle avait fait demi-tour parce qu'elle venait de s'apercevoir qu'elle avait oublié le chariot d'urgence dans la bagarre. L'injonction de Zorro à le suivre sur le champ avait due être rudement violente, même pour une infirmière aguerrie comme elle !
Explication : la petite aide-soignante, partie bravement et à ma demande à la recherche d’une infirmière, avait d'abord rencontré le médecin de garde du service. Lui aussi avait dû s’égarer dans ce long couloir (décidément, quel dédale), car en général je ne vois jamais de médecin lors de mes visites à Papi. N'écoutant que son grand cœur, et trop heureuse de trouver sur sa route Dieu en personne, elle l'a aussitôt averti que le patient de la chambre 114 avait un problème. Voilà pourquoi Zorro a déboulé ventre à terre et blouse au vent dans la chambre de Papi, après avoir sifflé au passage sa fidèle Tornado (qui en réalité s’appelle Catherine), qui n'a pas eu le temps de dire « ouf ! » et qui en a oublié son chariot.
« Bonjour madame ! », me lance-t-il avec un accent teuton à couper au couteau. Tout juste s'il n'a pas claqué les talons et levé le bras droit pour me saluer. « Je suis le médecin du service ! Que se passe-t-il ici ! Où a-t-il mal ! ». Ravalant à toute vitesse la salive qui venait d’essayer de se glisser subrepticement dans mes petites alvéoles pulmonaires (c’est qu'il m'a fait peur, cet idiot), je réponds prestement à ses aboiements en essayant de lui expliquer calmement la situation : douleurs soudaines, apparemment au niveau de l'estomac. J'ose même (quelle audace) une timide hypothèse, en lui signalant que Papi a depuis longtemps une hernie hiatale et un ulcère – ce que Zorro semble manifestement ignorer – lesquels ont le mauvais goût de se manifester avec une régularité d'horloge suisse, ce qui lui provoque alors des aigreurs d'estomacs et autres remontées acides très douloureuses. Mais je n'ai pas le temps de finir ma phrase. Sans un mot, le regard à la fois suspicieux et condescendant derrière son masque, Zorro me fait comprendre qui est le maître à bord ici. Il m'indique du haut de son immense savoir médical (1,75 m à vue de nez) qu'au vu des antécédents cardiaques de Joli-Papa, dont il dit avoir parfaitement connaissance, tout est possible dans l’absolu et que le pire est à craindre dans l’immédiat. Je baisse la tête et je ravale le peu de salive qui me reste encore, n'osant plus me risquer à quelque commentaire que ce soit.
Zorro, renard rusé qui fait sa loi, ne saura jamais que je suis infirmière. D'ailleurs ça n'a aucune importance, j'ai bien trop honte de ma terrible incompétence – que dis-je, de ma nullité abyssale, face à ce puits de science sur pattes ! Apparemment satisfait de l'effet qu'il pense avoir produit sur la pauvre petite chose ignarde que je suis (je sais me montrer humble lorsqu’il le faut), Zorro se tourne alors vers Papi, lequel (je m'en aperçois seulement maintenant) nous regarde avec des yeux ronds comme des soucoupes. Tiens, on dirait bien que je ne suis pas la seule à avoir eu peur…
« Alors ! Dites-moi ! Monsieur ! Où avez-vous mal ! » Papi se tasse. Le pauvre homme ne sait plus. D'ailleurs je le soupçonne vaguement de n'avoir même pas compris la question. Mais de toute évidence c’est surtout l’intonation de Zorro qui l’impressionne. L’ancien prisonnier de guerre, même devenu sourd, ressent plus qu’il n’entend de vieux souvenirs, invisibles mais profondément gravés et indélébiles. Zorro, lui, n'a rien remarqué. Quant à moi, je n'oserais certainement pas m'aventurer à lui demander de répéter ses questions, ne serait-ce que par respect pour le ressenti de Papi. Et puis, un héros masqué ça ordonne et ça entend être obéi, ça ne répète pas ! Ambiance…
Mais voilà Papi qui se remet à hoqueter. Sa bouche s’ouvre et se referme, on dirait une carpe hors de l’eau. Il nous regarde tour à tour, paniqué, nous montrant son épigastre à chaque soubresaut, tout en me lançant un SOS affolé avec ses soucoupes, lesquelles entre temps sont passées en mode clignotant.
« Veuillez sortir madame ! S'il vous plaît ! Il me faut examiner ce patient ! » Ce n'est pas une demande. C'est un ordre. Je m'exécute. A travers la porte j'entends Papi pousser des cris d'orfraie qui ne ressemblent pas vraiment à des cris de joie. Ça fait des « Aille ! », des « Ah ! », des « Oh ! » et des « Ouille ! » qui n’ont rien de commun avec la chansonnette de Claude François et son jouet extraordinaire. Chacun de ses hurlements est ponctué d'un sévère et incontestable « Je m'occupe, monsieur ! Restez tranquille ! Je m'occupe ! » C'est ça, occupe-toi Zorro. Je te fais confiance. Vainqueur, tu l'es à chaque fois…
Virée comme une malpropre de la chambre et n'ayant rien de mieux à faire pour le moment (j'ai encore oublié d'emporter Les Misérables, décidément quelle tête en l'air), je m'approche de la fenêtre du couloir. Je constate amèrement que le soleil est revenu, plus éclatant que jamais. Je constate également que je ne suis pas là d'aller le rejoindre. En admiration devant ce ciel d'un bleu d’azur, plongée dans mes regrets bucoliques, je fais évidemment un bond de gazelle effarouchée lorsque la porte s'ouvre en grand :
« Je reviens tout de suite, madame ! », me hurle le Vengeur Masqué, avant de disparaître dans les profondeurs du couloir, poursuivi par son beau panache blanc – je parle de sa blouse bien sûr, pas de Catherine Tornado. Rohhh… Faut suivre, un peu !
Pourvu qu'il ne se perde pas en route. Et qu'il revienne vite. Car il m'a gentiment laissé Papi, étalé sur son lit qui culmine à un mètre cinquante du sol, et à moitié assommé par la vitesse supersonique avec laquelle il semble avoir effectué le trajet « fauteuil habillé / lit torse-nu ». Et Zorro est parti tellement vite qu'il n'a même pas pensé à remonter les barres de sécurité ! Perplexe, je stabilise la situation périlleuse de Papi. Au vu de son état il est peu probable qu'il bouge le moindre orteil mais bon, on ne sait jamais. Comme vous le savez il a des antécédents sportifs, et un sursaut de carpe est toujours possible. Je le recouvre avec ce que je trouve dans ce déluge pour le réchauffer un peu, et voilà notre héros qui revient déjà au triple galop, suivi d'une, deux… non : trois infirmières ! Tornado est de retour (avec son chariot d’urgences cette fois), ainsi que deux aides-soignantes, au-cas-où-on-sait-jamais. Même le capitaine Garcia est venu à la fête ! Non je rigole : c'est la secrétaire médicale. D'ailleurs je n'ai pas très bien compris ce qu'elle venait faire là… Fan de Zorro peut-être ? Ce que je comprends par contre, c'est que le Vengeur Masqué a décidé à l'unanimité, après concertation avec lui-même et son intime conviction, de déclencher le plan Orsec. Et le voilà qui vocifère et qui ordonne :
« Oxygène : 3 litres ! »
« Perfusion ! » (ce qui a donné quelque chose comme « berfouziooonnn »… étonnant).
« Electrocardiogramme ! Vite ! »
Le temps que les infirmières exécutent tous ses ordres dans l’ordre indiqué, Zorro s’avance vers moi, qui étais bêtement restée les bras ballants dans le couloir à ne rien faire. Il me regarde de travers, l'air suspicieux. Aïe. Quoi encore ? Je n'ai plus de salive.
« Madame ! Avez-vous dit quelque chose à ce monsieur qui pourrait l'avoir choqué ! » (avec au moins 3 « q » à choqué).
« Mais non Docteur… » – Non mais, quelle idée ! Il est pas bien, lui ?
« Peut-être alors avez-vous eu une conversation qui aurait pu l'émouvoir ! Je ne sais pas moi... concernant la famille peut-être ! »
« Mais non, pas du tout ! » – Non mais ça va pas ou quoi ? Pour qui il me prend, celui-là ? Tu vas voir que ça va être de ma faute, maintenant ! S’il continue je lui réponds en allemand, ça va le calmer ! Non mais !
Durant cette aimable conversation de salon, je vois petit à petit les infirmières ressortir de la chambre pour nous rejoindre discrètement. Ce qui est drôle, c'est que je les connais assez bien toutes les trois, car j'avais fait un stage ici il y a quelques années, durant mes études d'infirmière. L’une des trois est même une copine de promo, et je peux vous dire que ce sont des nanas de confiance. La preuve : aucune des trois n'a vendu la mèche à Zorro. Il ne saura donc jamais que je suis des leurs, gna ! Leurs regards entendus m'en disent long sur le fond de leurs pensées. Une folle envie de me marrer me chatouille les narines, mais devant les arbalètes pleines de reproches et prêtes à tirer que je perçois derrière le masque du héros local, je préfère m'abstenir prudemment.
Le résultat de l'électrocardiogramme apporté par Tornado ne satisfait manifestement pas le Défendeur des Opprimés : rien d'anormal du point de vue cardiaque apparemment. Il a l'air chafouin le renard rusé, mais qu'à cela ne tienne. Il décide sur le champ d'élargir le cercle des compétences et convoque séance tenante Superman en personne – en l'occurrence l'équipe du SMUR de l'hôpital. Devant leur réticence à se déplacer immédiatement, il ne manque pas au passage de leur signaler qu'il est lui-même médecin urgentiste, qu'il a l'œil (et le bon) et que c’est une urgence très urgente. Et on verra bien qui a raison !
Superman et toute son équipe arrivent en moins de 10 minutes. On était déjà… Attendez, je recompte : Zorro, Tornado et ses deux copines, ouais… les deux aide-soignantes, le capitaine Garcia… ah oui, et moi ! J'allais m'oublier, dis-donc ! Donc au total, ça nous fait déjà pas moins de 8 personnes autour de Papi. Eh ben… Sans compter deux ou trois résidents de l’étage, venus faire un petit tour, émoustillés par tout ce remue-ménage inhabituel. C’est vrai qu’un peu de distraction dans ce monde morose où il ne se passe pas grand-chose n’est pas de refus. Y’en a un peu plus, j’vous l’mets quand-même ? Et avec l'équipe de Superman, en voilà trois de plus qui déboulent. Impec ! Quoi de mieux pour rassurer un vieux monsieur de 95 ans, déjà complètement bouleversé, je vous le demande… Dis-donc, Zorro : tu veux qu'il nous le fasse pour de vrai et en direct son arrêt cardiaque, là, ou t’as juste besoin d’avoir un peu de public autour de toi ?
Le pauvre Papi continue de me lancer des SOS avec ses warnings, auxquels j'essaie de répondre du mieux que je peux avec les miens. Et c'est reparti : ECG de compétition plus examens divers égal RAS. J'avais à nouveau été congédiée, mais Superman – monsieur le médecin-chef du service des urgences de l'hôpital himself s'il vous plaît, rien que ça – me fait demander dans la chambre. Zorro s'incline. Je tente de couler un regard rassurant, genre « ne-vous-inquiétez-pas-Papi-je-suis-là » vers le pauvre homme. À l'évidence, échoué là-bas sur son lit, il n'en peut plus. J'indique à Superman les données de base dont Zorro dispose déjà, à savoir essentiellement une douleur épigastrique à mon arrivée vers 15 heures (et pour le coup je lui sors mon vocabulaire professionnel).
« Epigastrique ! Oui ! C'est ça ! », exulte Zorro. Tressaillement de Superman. Ce qui est rare pour un superhéros. C'est Superman quand-même. Mais le terme épigastrique avait dû échapper au GoogleTrad teuton/français de Zorro, trop content de trouver enfin le mot qui convient. Un peu grâce à moi, j’ai envie de lui dire… Mais l'œil de Zorro noircit à nouveau et me montre, sans bouger un cil, la direction de la sortie, agrémenté d'un laconique « Merci ! ». J'obtempère. Quelques instants plus tard la porte s'ouvre, lentement cette fois, et tout ce petit monde ressort de la chambre en file indienne. Zorro ferme la marche, mais il oublie de fermer la porte. Toujours RAS selon Superman-le-pro-du-SMUR, mais bon : Zorro ayant insisté lourdement, et pour ne pas passer à côté de quelque chose de plus grave, on va quand même demander une radio thoracique. Je comprends alors que le soleil ira se coucher sans moi, et bien avant que je ne sorte d’ici. Mais je souris intérieurement en lorgnant du coin de l'œil sur la feuille de transmission de Superman : « Diagnostic principal : épigastralgie ». Zorro n'a plus qu'à aller cacher son regard noir derrière son masque et troquer sa blouse blanche contre sa cape et son grand chapeau. Pars, surtout ne te retourne pas ! (coucou Jacques Higelin).
Avant de nous abandonner, l'équipe du SMUR appelle le service de régulation pour qu'ils nous envoient une ambulance. Me voyant regarder ma montre, Superman me rassure : "Ils arrivent tout de suite, madame". Et il s’en va. On l’attend ailleurs. Pas de répit pour les braves. Les infirmières et les aide-soignantes retournent aux occupations qu'elles avaient été contraintes de laisser en plan. Magnanime cependant, Zorro ne manque pas de féliciter son équipe de choc en la gratifiant d'un « Excellentes réactions mesdames ! Bravo ! », avant de se volatiliser à son tour. Ses talons n’ont pas claqué mais c’est tout comme. Echange de regards avec ma collègue de promo. Sourires en coin, clins d'œil complices. Le sergent Garcia a déjà disparu depuis longtemps. Un peu déçu par Zorro, sans doute…
Ca alors ! Il y a quelques instants ils étaient encore une bonne douzaine à virevolter autour de Papi, et voilà qu'il n'y a absolument plus personne en dehors de nous deux. Sensation étrange de calme après la tempête. Le pauvre Papi n’a pas compris ce qui vient de se passer. Il regarde sa montre, je m’aperçois qu’il l’a mise à l’envers. Pas très pratique pour lire l’heure. Il baille, fronce les sourcils et balaie l’air d’un geste las de la main en direction de la porte, m’indiquant par là que je peux rentrer chez moi. J’ai l’impression d’être une miette sur la table. J'aurais préféré lui obéir, mais je pagaye ferme pour essayer de lui expliquer, avec des mots simples et des phrases courtes, que le jeu n'est pas encore tout à fait terminé. Qu'il y a encore une ultime épreuve, à laquelle on ne peut malheureusement pas se soustraire si on veut espérer gagner au moins un lot de consolation. Enfin bref : qu’une ambulance va venir le chercher pour aller faire un petit tour aux urgences, où il faudra sans doute patienter un peu avant de pouvoir prendre une petite photo de sa région abdominale… Cette fois ç’en est trop. Papi refuse tout net, il quitte le game : « Mais non, ça sert à rien ! » se fâche-t-il. « Qu'ils aillent tous au diable ! Laissez-moi tranquille ! » Compatissante, je lui avoue que je suis d'accord avec lui, mais que ce sont les instructions du docteur et qu’il n’a pas vraiment le choix. Et je continue à pagayer à contre-courant de sa colère pour le calmer et lui faire entendre raison, parce que si ça continue ses feux-stop vont lâcher. Après quelques haussements d'épaules agacés pour bien me faire comprendre que c'est du « grand n'importe quoi » il finit par s'endormir, épuisé. Et il fait bien. Car malgré la promesse de Superman, les ambulanciers ont l'indélicatesse de se faire attendre…
Au bout de trois quarts d'heure, n'y tenant plus, je pars à la recherche de ma copine de promo pour savoir si par hasard l'Arche de Noé n’aurait pas coulé, victime d'un tsunami aussi soudain qu’imprévisible. Ça tombe bien, ma copine n’est pas loin et semble très contente de me revoir : « Alors ça s'est bien passé ? » me demande-t-elle avec son plus joli sourire d'infirmière. Dès qu'elle comprend la situation elle appelle le sergent Garcia, qui lui-même (enfin, elle-même) appelle illico le PC des ambulances. Si bien qu'en moins de temps qu'il n'en faut pour l’écrire, deux gugusses étiquetés dans le dos « Ambulance Rapido » arrivent en traînant la patte. Cool la vie, les gars, tout va bien ? Vous pressez pas surtout, on a tout le temps ! Et sinon, ça va la famille ? Je leur fais part de mon immense joie de les voir enfin arriver, ce à quoi on me répond stoïquement qu'on a été bloqué sur la route. Soit. Et soudain la situation devient ubuesque : alors que les deux premiers sont en train de réfléchir pour savoir dans quel sens ils vont mettre Papi dans le caddie – pardon : sur le brancard, voilà-t-y pas qu'il nous en arrive deux autres, ceux-là mêmes diligentés par le sergent Garcia quelques minutes plus tôt !
Oui. Je reconnais que c'est un peu compliqué. Attendez, je récapitule. Nous avons donc :
- une équipe du SMUR, commandée par Superman via le service de régulation il y a plus d'une heure, et
- une équipe de l'hôpital, commandée par le sergent Garcia – équipe que j'ai d'ailleurs déjà vu passer au moins deux fois dans le couloir cet après-midi, mais pour d'autres patients.
Et voilà les quatre gars qui commencent à se disputer comme des chiffonniers, pour savoir qui va remporter le gros lot. Enfin je veux dire : pour savoir à qui revient l’honneur de transporter Papi jusqu’à l’appareil photo.
Alors en temps normal, voyez-vous, je suis une fille assez patiente. Je pense d'ailleurs que vous avez pu vous en rendre compte depuis tout à l'heure. Mais là, je vais vous dire : y'a le bouchon de ma cocotte minute intérieure qui se met à chuchoter un peu trop dangereusement, et je suis à deux doigts de perdre le peu de sang froid qui me reste. A ma décharge, côté patience, j'ai quand même été relativement sollicitée depuis ce matin (cf. l’accompagnement de mon ado hyperactif au CHR, au commencement de cette longue histoire). En plus, grâce à (ou plutôt à cause de) l'entêtement de Zorro, j'ai été privée de bronzette. Alors maintenant : CA SUFFIT !!!
Houlaaa… Ma petite saute d'humeur fait instantanément retomber le soufflé au fromage qui commençait à sentir le brûlé, et les quatre bonshommes cessent instantanément de palabrer. Il était temps, je crois que j'ai bien failli m'énerver. En plus, à se disputer dans le couloir comme des gamins de maternelle, ils ont réussi l’exploit de réveiller Papi qui ronflait comme un ange, ces ploucs. Faut le faire quand même, sourd comme il est !!
Finalement c'est l'équipe de l'hôpital qui a remporté le tournoi. Il faut dire que leur argumentation tenait plutôt bien la route : « Nous : c'est l'hôpital. On est : à l'hôpital, et on va : à l'hôpital. Donc : c'est à nous de faire le transport. » Fin de la discussion. Encore une chance, parce que ça a bien failli finir à la courte paille, cette affaire. L'équipe « Rapido » est repartie, très fâchée d'être venue pour rien, tout en insultant copieusement au passage « ce p… de nouveau régulateur de mes c… du SMUR qui nous fait ch… depuis ce matin ! Y' ferait mieux d'aller vendre des frites, ce con ! ». Amis de la poésie, bonsoir.
Moi ? Je suis montée dans l'ambulance avec Papi. Il n’a toujours pas compris ce qui lui arrive, ni où on va. Vous me direz que c’est à cinq minutes, que j'aurais pu faire la route à pieds pour prendre l’air et profiter un tout petit peu quand-même du magnifique coucher de soleil de ce soir. Oui mais non. Franchement je n'ai plus très envie, là…
Allez, c'est pas grave. Madame Météo était formelle ce matin : le printemps est arrivé sur la région et il s’installe pour de bon. J’aurai d’autres occasions. Mais la prochaine fois c’est sûr : je vais d’abord au parc !! 😜
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