Ma Chère Babi...
Le 22 mars 2020
Ma Chère Babi,
Déjà trois ans et
demi que tu es partie faire ton grand voyage dans les étoiles. 3 ans,
6 mois et 29 jours, ce qui fait 1.306 jours très exactement. J’ai vérifié
avec un calculateur sur internet alors tu peux me faire confiance.
J’espère que tu es bien arrivée là-haut, que tu as enfin
retrouvé ton papa qui t’a tellement manqué et que tu t’es
installée dans un joli paysage de montagnes comme tu les aimes, au
soleil, bien au chaud. Tu avais toujours si froid dans ta maison…
1.306 jours. Ca
commence à faire beaucoup trop de jours, je trouve. Le temps passe mais tu
me manques toujours pareil. Quand c’est un peu trop, j’attrape
mon téléphone et je te regarde sur la petite vidéo de 1’56’’
que j’avais eu la bonne idée d'enregistrer par un bel après-midi du mois
d’août 2014. Tu te souviens ? J’avais poussé ton fauteuil
jusqu’au fond de ton beau jardin, je m’étais installée à côté
de toi et tu m’avais raconté combien tu étais fière de ce
jardin que tu avais soigné, inlassablement, tout au long de ta si
longue vie. Ce jardin que tu aimais tant, auquel tu avais confié
toutes tes peines et toutes tes joies, jour après jour, année après
année, et qui te remerciait de tes bons soins en poussant tout seul,
comme tu le prétendais. Tu venais de voir fleurir ton 98ème printemps
mais tu vivais encore toute seule chez toi. Tu ne nous demandais presque rien et tu faisais l'admiration de tous en te débrouillant comme tu pouvais, même si cela commençait à
devenir un peu compliqué les derniers temps...
Puisque nous avions insisté, et seulement pour nous faire plaisir, tu as bien
voulu attendre d’avoir 100 ans avant de partir sur la pointe des pieds,
comme pour ne pas nous déranger. Tu nous l’avais promis, mais à
une seule condition :
« Vivre jusqu’à 100 ans ?
D’accord les enfants, mais pas plus. Parce que sinon ça va faire
trop. Je crois... »
Le 31 mai 2016 tu les as eus, tes 100
ans. Comme nous étions fiers de toi ! Alors nous avons réuni toute la famille et nous t’avons fait une belle fête. Tu n'y tenais pas vraiment, mais puisque ça nous faisait plaisir, tu étais contente pour nous. Notre plaisir a même duré encore trois mois de plus.
Bonus pour nous. Pour toi, pas sûr... Ton
entrée en maison de retraite quelques mois plus tôt t’avait brisé le coeur, même si tu ne
nous l’as jamais dit. Mais moi, qui avais déjà largement dépassé la cinquantaine, j’étais bien contente de pouvoir encore
venir embrasser ma grand-mère plusieurs fois par semaine. Quel bonheur !
Jusqu’à ce fichu coup de fil, le matin du 24 août 2016, qui
m’a fait réaliser que tu n’étais pas aussi immortelle que
j'avais bien voulu le croire...
Pas un jour depuis sans que je ne pense à toi. Pas un jour sans que je
ne t’envoie un petit baiser du bout des doigts quand je suis dans ma cuisine, où tu
me regardes vivre à travers le cadre photo que j’ai posé entre la fenêtre et mes pots de fleurs. Pour que tu profites
avec moi de la belle vue, et aussi de mes fleurs, un peu comme si tu étais encore dans ton jardin. Pas un jour
sans que je ne te parle tout bas dans mon coeur. Pas un jour sans que
je ne te demande un petit conseil, comme ça, juste pour avoir ton avis.
Et à chaque fois tu es là. Parce que tu me l’as promis. Tu te souviens de
notre conversation ?
Ce jour-là j’étais venue
t’apporter les courses que tu m’avais commandées. Comme d’habitude, tu m’avais accueillie à la porte de ta maison
avec ton joli sourire et cette phrase que je connaissais par coeur :
- Merci ma Cricri,
merci pour tout ce que tu fais pour moi. Merci, merci !
Quand tu parlais,
tous les « r » de ta langue maternelle si lointaine que tu avais laissée en Tchécoslovaquie
roulaient gaiement dans ta voix. Comme un petit ruisseau de
montagne, qui sautille et qui rebondit sur mille cailloux mouillés qui
brillent au soleil. Ca aussi ça me manque ma Babi, t’as pas idée
comment. Terrrrriblement...
- Avec plaisir ! Tu ne supportais pas
qu’on te réponde "De rien". Tu trouvais cette expression complètement idiote, parce que d’après toi on remerciait
toujours pour quelque chose. Alors tu faisais les gros yeux à
celui qui te répondait comme ça. J’avais donc pris l’habitude
de te répondre "Avec plaisir", et tu étais contente.
- Avec plaisir Babi, mais s’il te plaît : arrête de me dire merci tout le temps. Si je
m’occupe de tes courses, c’est parce que ça me fait plaisir à
moi d’abord. On a perdu
tellement de temps, toutes les deux... Laisse-moi te gâter un petit peu, tu
veux bien ?
Comme à chaque
fois, ma remarque t’avait fait sourire. C’était comme un jeu de
ping-pong bien rodé entre nous. Tes yeux malicieux
avaient brillé un peu plus fort et de toutes petites vagues étaient venues se dessiner sur tes joues, comme une brise d'été qui fait doucement des rides sur l’eau.
Presque trente ans sans nous voir... ça nous avait tellement manqué à
toutes les deux ! Mais nous évitions le sujet. Pas la peine de se faire du mal à remuer le passé. De
toute façon ça n’aurait rien changé. Désormais, c’était un
peu comme si le Bon Dieu t’avait permis de vivre suffisamment longtemps
pour qu'on rattrape le temps perdu,
et j’avais bien l’intention de profiter de ce sursis tant que c'était encore possible. Parler du passé était inutile, nous étions
d’accord sur ce point, pas besoin d'épiloguer là-dessus.
- Merci quand-même...
avais-tu murmuré tout bas, la tête fourrée dans le
bac à légumes du frigo pour y ranger les pommes que je t’avais
apportées, histoire d'avoir le dernier mot.
- Babi, je t’ai
entendue ! Et nous avions ri ensemble.
En attendant mon arrivée ce jour-là, malgré tes 96 ans bien sonnés tu avais préparé
une grande assiette remplie de crêpes aux sucre, dont toi seule avais le
secret. Une grand-mère reste une grand-mère. Et une grand-mère,
pour toi, ça se devait de préparer des crêpes pour gâter ses petits-enfants.
Alors à l'âge d’être grand-mère moi-même, je ne boudais pas mon plaisir et je savourais avec délices ce goût de l’enfance retrouvé. C’était exceptionnel,
je le savais, et je mesurais la chance immense que j'avais de partager ces précieux instants avec toi. Et tant pis pour ma ligne !
Une fois les courses
rangées et la table préparée, tu t’es dirigée en vacillant un peu vers la cuisine pour aller
chercher les crêpes, que tu avais gardées au
chaud sur le coin de ton fourneau. Ton pas n'était plus très sûr, ton dos et tes hanches te faisaient souffrir, mais tu ne te
plaignais jamais et tu me disais : « C’est le premier
pas qui coûte, ma Cricrinette, après ça va. Ne t’en fais pas :
Tout ! Va ! Bien ! » J'ai voulu aller à la
cuisine à ta place pour t'aider, mais tu m’as regardée d’un air sévère en
me priant de bien vouloir rester assise sur ma chaise. J’étais ton invitée, et
une invitée n’aide pas la maîtresse de maison. Enfin voyons ! Tu
as fait semblant de me gronder un peu en fronçant les sourcils, j'ai fait semblant d’être un peu impressionnée et je t’ai
obéi. Mais nos regards complices se sont croisés et nous avons eu
bien du mal à garder notre sérieux toutes les deux. Tu as déposé une montagne de crêpes sur la table et tu es retournée chercher la vieille cafetière italienne
fumante. D'après toi, la seule qui fait du bon café. Tu as rempli ma tasse en tremblant un petit peu. Une
grande tasse de café noir sans sucre pour moi. Pour toi, c’était
plutôt le contraire : du sucre arrosé de quelques larmes de café. C’est comme
ça que tu l’aimais, ton café. Tu appelais ça ton bonbon et tu
disais « bonnebonne ». Et puis tu t'es assise à côté de moi.
- Babi, écoute. Voilà ce qu’on va faire. A partir d’aujourd’hui, tu vas
arrêter de me dire merci tout le temps. Tu sais que je t’aide avec
plaisir, alors n’en parlons plus. Par contre, j'ai quelque chose à te demander : tu dois me faire une promesse. Tu veux bien ?
La cuillère qui
tournait dans ton sirop de café s’est immobilisée. Tu m’as
regardée droit dans les yeux, un sourcil en accent circonflexe.
Tu as répété, un peu inquiète : Une… promesse ?
- Oui
Babi : une promesse. J’ai pris une grande inspiration avant de
poursuivre. Ecoute : quand le moment sera venu et que tu seras
arrivée là-haut (j’ai pointé mon index vers le plafond, mais tu
as très bien compris ce que je voulais dire), promets-moi de
toujours veiller sur moi, quoi qu'il arrive. S’il te plaît. Tu promets ?
Pendant quelques
secondes, tu as regardé fixement ta cuillère, restée comme
suspendue en l’air au bout de tes doigts. On aurait dit que tu comptais les gouttes de
sirop de café qui tombaient à côté de ta tasse : ploc, ploc,
ploc… Puis tu as levé les yeux vers le plafond, sans doute moins
pour prendre le temps de la réflexion que pour éviter un dégât
des eaux imminent sur tes joues si douces. Et puis tu m’as regardée, tu m’as
souri, et tu m’as dit sur un ton étrangement solennel,
avec ton adorable accent tchèque :
- Je te le
prrromets, ma Crrricrrrinette. Je te le prrromets !
Et c’est ce que tu fais depuis que tu es partie. Chaque fois que j’ai besoin de toi, tu es toujours là. Et je suis même sûre que de temps en temps, tu dois bien
t’amuser là-haut, à redistribuer les cartes, juste pour arranger les
choses en ma faveur. Sinon, explique-moi s’il te plaît comment ça
se fait que tout se passe toujours comme sur des roulettes, à
chaque fois que je te demande de m’aider ? Ah ! Tu vois...
C’est vrai ma Babi : je ne te vois plus en vrai, mais je sais que tu es près de moi à chaque instant et que tu es fidèle à ta promesse. Tu es mon Ange
Gardien.
Mais
maintenant, avec ce virus à la noix de coco qui s’est invité sur la Terre des Hommes
depuis quelques semaines, il va falloir que tu les ouvres très très grandes, tes ailes d'ange, ma Babi, et que tu veilles sur moi, sur nous,
puissance 10. Parce que cette fois, je crois que c’est vraiment
sérieux. "Nous sommes en guerre", qu'ils ont dit. T'as entendu ça ?
C'est bizarre.
Une guerre sans armes, contre un ennemi mondial et invisible. Un virus, qui oblige les hommes du monde entier à rester
planqués chez eux comme des rats d’égoût, sans savoir d’où
il viendra, sans savoir s'il va nous trouver ou pas, s'il va nous tuer ou pas.
Sans plus voir personne.
On n'a plus le droit de sortir. On n'a plus le droit de se réunir. On ne
doit plus se toucher. On n'a même plus le droit de s'embrasser.
C'est
le confinement.
Même les visites dans les maisons de retraite sont
interdites. On n'a plus le droit d'aller voir nos vieux, des fois qu'on leur transmettrait le virus. Alors ils meurent, seuls, enfermés dans leur chambre. A la télé, tous les jours, on nous montre des gens, qui essaient de se toucher à travers des
vitres, et qui pleurent...
C'est horrible.
On ne sait pas combien de temps ça va encore durer, avant qu’on puisse de nouveau
rire, et chanter, et boire des coups, ou faire des crêpes, sans avoir peur de tomber malade ou de
contaminer les autres.
On ne sait pas quand on pourra enfin de nouveau serrer très très fort dans nos bras les gens qu'on aime, et leur donner tous les baisers qu’on a en stock.
On ne sait pas quand on va
retrouver enfin notre liberté chérie…si on la retrouve un jour.
Babi, toi qui as vu le jour en 1916, ça ne te rappelle
pas quelque chose ?...
Alors si tu n'es pas trop occupée là-haut, regarde un peu par-ici. Je vais avoir besoin de toute ta force et de ton courage. Parce que là, j'avoue que ça me fout quand-même sacrément les chocottes...
Je suis heureuse que tu sois partie avant de vivre
ça, ma Babi. Tu aurais eu trop de chagrin. Et moi aussi.
Merci de veiller sur
moi. Merci de veiller sur nous tous. Je t’aime très
fort et je pense à toi tous les jours.
Je t’embrasse de
tout mon coeur. Ta Cricri 💕
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