Une Terrible Colère



En ce début d’après-midi de novembre, un timide rayon de soleil me faisait de l’œil à travers les branches des grands marronniers et déployait mille efforts pour donner le change au ciel, chargé de lourds nuages. Face à l’écran de mon ordinateur, je tenais mon menton appuyé dans la main et mon esprit fatigué faisait une pause. Je rêvassais. Sans vraiment les voir, je regardais par la fenêtre de l’infirmerie les dernières feuilles multicolores se détacher des arbres et tournoyer doucement avant de se poser sur l'herbe humide. Les jolies couleurs d’automne semblaient m’inviter à m’échapper de cette pièce terne et blafarde qui me servait de bureau, pour aller les rejoindre et m’offrir une petite promenade dans le parc centenaire. On a bien le droit de rêver un peu…

Les vacances de Toussaint étaient déjà bien entamées. Après le repas, les enfants s’étaient rués en hurlant de joie vers le minibus qui les emmenait se défouler à la piscine. Tandis que je regardais le véhicule s’éloigner, je remerciai en mon for intérieur Suzy et Annette, les éducatrices de l’après-midi, d’avoir eu cette riche idée. Enfin un peu de répit ! Inspiration… Expiration… Après le brouhaha de ce midi au réfectoire, le silence feutré qui s’était posé sur la maison était une bénédiction. Il faut dire que cette immense salle, mal insonorisée, dans laquelle le tintement du moindre bruit de vaisselle transformait nos repas en épreuve pour les nerfs, n’était pas le lieu idéal pour déjeuner en paix. Et malgré le calme réclamé par la dame de maison qui remplissait les assiettes, ce midi encore l’agitation de ces enfants réputés « difficiles » avait rapidement dépassé les bornes. Sans que nous ne sachions vraiment qui avait commencé ni pourquoi, des cris entremêlés de disputes inutiles avaient fusé, ponctués de vulgaires noms d'oiseaux allègrement échangés d’une table à l’autre, à la moindre frustration, ou par pure provocation. Bon sang, je ne m'habituerais décidément jamais à ce langage de charretier dans la bouche des gamins !

Me tirant de ma léthargie contemplative, une délicieuse odeur de café tout frais parvint jusqu’à moi et me chatouilla les narines. Hmm… un bon café : voilà exactement ce dont j’avais besoin ! Une fois n'est pas coutume, ce repas agité m’avait flanqué un fichu mal de crâne et un petit café me ferait le plus grand bien. Je profitai du calme inhabituel des lieux pour suivre cette bonne odeur, qui m’entraîna tout droit vers la cuisine. Au milieu du couloir, une pantoufle solitaire avait perdu sa sœur jumelle. Un peu plus loin, un gilet avait été oublié sur le canapé de l'entrée, et la lumière du réfectoire était restée allumée. Décidément, le départ pour la piscine s'était fait dans la précipitation !

Le café… Une véritable institution à lui tout seul, chez nous, ce café. Vous le saviez ? Ah ça, ici, le café, c’est presque une religion. Primordial. Indispensable. Incontournable. Que dis-je incontournable : obligatoire ! Pas de maison d’enfants sans sa cafetière taille XXL ! Pas d'éducateur sans son mug à portée de main ! Au risque de se faire réprimander par ses collègues du matin, jamais un veilleur de nuit n’oublierait de préparer un plein thermos de ce breuvage chaud et réconfortant, qui leur donnait le courage nécessaire pour commencer la journée avec dix-huit gamins en pleine forme. Et le traitement est efficace : tout le monde ici vous dira qu’un café de veilleur, c'est du costaud ! Et que le matin, ça réveille ! Avant de partir à quatorze heures, l’équipe du matin prépare le café pour celle de l’après-midi, et très rares sont ceux qui affrontent la journée sans d'abord se servir une bonne tasse de ce sacro-saint breuvage. Comment ça, vous ne buvez pas de café ? Passez donc votre chemin, mécréants, votre vraie vie doit être ailleurs…

Mon gobelet de café brûlant rempli jusqu'en haut – il me fallait bien ça – je regagnai mes pénates pour tenter de mettre un peu d'ordre à la paperasse qui s'accumulait sur mon bureau depuis plusieurs jours. On n’a pas idée du temps que peut passer une infirmière à s'acquitter de tâches administratives : c'est aussi chronophage que barbant ! Tout en dégustant mon café par petites gorgées, je me félicitai d’avoir été secrétaire dans une vie antérieure. Ça m’aide, quelquefois…

Le nez collé à l'ordinateur et l’oreille au téléphone pour organiser mon agenda de la rentrée, je n’avais pas vu le temps passer, et ce qui restait de mon café était froid depuis longtemps. J’avais à peine entendu grincer le portillon de la grille sans vraiment réaliser que les enfants revenaient déjà de la piscine, quand un hurlement provenant du parc me fit sauter à la fenêtre.

Au beau milieu de la pelouse, tel un pantin désarticulé qui gesticulait dans tous les sens, Vincent piquait une grosse colère. En nage, le visage cramoisi, il avait abandonné manteau et bonnet un peu plus loin et hurlait à s'en arracher les cordes vocales tout ce qui lui passait par la tête. Des insultes, des menaces, des grossièretés plus abominables les unes que les autres, qu’il jetait à la tête de Suzy qui, la pauvre, cherchait en vain à le raisonner. De son côté, voyant le vent tourner, Annette s’était déjà dépêchée de faire rentrer le reste du groupe dans le bâtiment principal. Dans ces cas-là, nous savions tous qu’il valait mieux éviter la surenchère d’excitation qui risquait de contaminer les autres enfants. Nous savions aussi qu’il était préférable de laisser Suzy gérer la situation seule, sans intervenir. En tout cas pas tout de suite – à moins qu’elle n’ait besoin que l’un de nous prenne le relais. Mais dans ce cas elle nous le ferait savoir. Dans l’immédiat : moins il y aurait de spectateurs, et mieux ce serait.

Une telle colère n’était pas une première pour Vincent, mais il y avait bien longtemps qu'on ne l'avait pas vu se mettre dans un état pareil. Lorsqu’il était arrivé au foyer, c’était un petit bout de chou d’à peine sept ans. L’âge de raison, à ce qu’on dit… Mais à cette époque, la raison de Vincent n’avait pas d’âge. Son placement avait été un déchirement, une douleur insupportable, une guerre qui n’était pas la sienne et qu’il refusait obstinément de comprendre. Il ne faisait confiance à personne, accusait tous les adultes de lui vouloir du mal, mais surtout de l’avoir arraché à sa mère, dont il pleurait la séparation de toutes les larmes de son corps… ce qui ne l’empêchait pas en même temps de la traiter de tous les noms.

Car cette mère, hélas, était responsable de l’indicible envers son fils. Alors, un jour, les services de la Protection de l’enfance avaient agi dans l’urgence, sur l’ordre d’un juge. L’enfant avait été récupéré à la sortie de son école et nous avait été déposé dans la foulée, sans autre cérémonie. Pour le protéger, lui avaient-ils dit. Mais du haut de ses sept ans, Vincent était perdu, terrorisé, se sentait abandonné et en voulait à la Terre entière. Le cœur en vrac et la tête à l’envers, impossible pour lui d’exprimer son désarroi. En tout cas pas avec des mots. Alors, quand sa douleur était trop forte – et au début c’était tout le temps – pour une broutille, il explosait. Le bouquet final du feu d’artifice du 14 Juillet n’aurait pas explosé plus fort. Sans raison apparente, il partait dans des colères noires et infinies, et tout le monde en prenait pour son grade. Depuis deux ans qu’il était là il avait mûri, bien sûr, et s’apaisait petit à petit… Sauf aujourd’hui, visiblement.

De ma fenêtre, je le voyais repousser furieusement, de tout son corps et de toute la force de sa voix éraillée, les tentatives d'approche de Suzy. Pas plus haut que trois pommes, ce petit bonhomme levait pourtant vers elle des petits poings serrés et menaçants. À chaque pas qu’elle faisait vers lui, il hurlait « T’approche pas !!! » et l'insultait de plus belle. Imperturbable, Suzy finit quand même par le rejoindre et je la vis le ceinturer fermement de ses bras. Elle le tenait maintenant le dos contre elle et, comme elle savait si bien le faire, lui parlait doucement, d'une voix calme et monocorde. Mais Vincent, ivre de rage de se retrouver ainsi entravé, essayait de se dégager à tout prix et continuait de la couvrir d'horreurs verbales à grand renfort de décibels. À force de gigoter dans tous les sens, il lui fit brusquement perdre l’équilibre et tous les deux se retrouvèrent assis par terre, le derrière dans les feuilles mortes et l'herbe mouillée. Sur le coup il éclata, de rire cette fois. Mais ce n’était qu’une courte trêve, le calme dans l’œil du cyclone. Car aussitôt le flot de gros mots reprit, aussi brutalement qu’il avait cessé.

Dans la chute, Suzy avait néanmoins réussi à maintenir son étreinte et serrait toujours l’enfant contre elle, priant intérieurement pour que la crise ne dure pas trop longtemps. La dernière fois, cela avait duré plus d’une demi-heure et elle en était ressortie complètement groggy. Tout en l’obligeant à se relever avec elle, elle évita du mieux qu’elle put les coups de pieds et les coups de poings que Vincent jetait rageusement autour de lui, au hasard et dans toutes les directions. Mais une fois debout, elle resta ferme et attendit que l'enfant, ainsi contenu, évacue l'ouragan force douze qui le submergeait.

La scène me sembla interminable… mais peu à peu, la colère de Vincent se transforma en gros chagrin. Les larmes et les sanglots remplacèrent ses hurlements et tout doucement, la pression redescendit. D’expérience, nous savions qu’à ce stade il pourrait enfin se calmer. Suzy relâcha son étreinte. La tempête était passée. Et si l’orage grondait encore un peu, il s’éloignait enfin et cédait la place à l’accalmie. À bout de forces, Vincent essuya ses dernières larmes d’un revers de manche en reniflant et accepta la main que lui tendait Suzy pour l’accompagner jusqu’à sa chambre, où il pourrait se reposer un peu.

Pensive, je retournai à ma place. Qu’est-ce qui avait bien pu se passer pour bouleverser à ce point cet enfant et le mettre dans un état pareil ? Je savais bien qu’il suffisait souvent d'un mot, d'un regard, parfois d'une toute petite provocation de la part d'un autre enfant, pour que le volcan enfoui dans les tripes de ce gosse se mette en mode « éruption » et que ça déborde, mais quand même… Quelle violence dans la tête de ce gosse. Quelle souffrance dans son cœur. De toute évidence il lui faudrait encore du temps avant de pouvoir poser des mots sur ses maux. Nous n’avions pas fini de l’entendre vociférer…

« Toc, toc, toc ! » Les cheveux en bataille et l’écharpe de travers, Suzy passa une tête ébouriffée à la porte de l’infirmerie. Elle entra, forma crânement le V de la victoire avec les deux mains, me regarda avec un demi-sourire saupoudré de lassitude et referma doucement la porte derrière elle avant de se laisser couler, visiblement épuisée, dans les bras du vieux fauteuil en velours râpé que les enfants aimaient tant.

«  Eh ben dis-donc… j’ai eu le dessus, mais une fois de plus on pourra dire que c’était sportif ! »

« J’ai vu ça. Il était drôlement en colère, dis-donc. Tu sais comment c’est arrivé ? »

« Pfff… Encore une dispute, avec Inès cette fois, en arrivant sur le parking, tout à l’heure. Ses lacets étaient défaits, alors elle s’est moquée de lui en disant : « Eh ! Ta mère elle t’a pas appris à les faire ?! » Et voilà, badaboum, c’est parti en live, comme d’habitude. Tu sais bien, dès qu’on parle de sa mère… » Elle leva les yeux au ciel et se mit à rire. « En tout cas, après une heure de piscine avec les gamins, j’avais pas vraiment prévu de finir ma journée par une séance de judo sur la pelouse ! Je crois que je vais bien dormir ce soir, moi… »

En riant aussi, je la félicitai pour son self-control légendaire et lui proposai, avec un petit clin d’œil complice :

«  Bon, allez ! Après toutes ces émotions… Un bon café, bien chaud, ça te dit ? »


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