Le Clochard et Le Colibri






Ce soir a lieu le concert de fin d'année d'un petit groupe de Gospel amateur, et j'ai rendez-vous à 20 heures dans une église lilloise. J'ai été invitée par l'un de mes chouchous du foyer, qui a une voix magnifique, qui sait que j'adore le Gospel et qui était tout fier de me tendre son invitation en me disant timidement : 
- C'est vendredi prochain. J'espère que tu pourras venir Emcy, tu seras ma VIP !
Vous pensez bien que je n'ai pas refusé !
 
Je suis arrivée bien à l'avance et j'ai largement le temps de me balader dans les jolies rues de Lille en attendant l'heure du spectacle. Des mois, peut-être des années que je n'ai plus mis les pieds dans la capitale des Flandres, mais comme à chaque fois, je m'émerveille en débouchant sur la Grand-Place par la rue Neuve. Les magnifiques façades flamandes colorées, la Vieille Bourse, la Déesse et sa fontaine me font toujours le même effet : WAOUH ! Et aujourd'hui, avec ce beau soleil, c'est encore plus WAOUH !

Comme j'ai encore un peu de temps devant moi, je m'installe à la terrasse de cette enseigne rouge et jaune bien connue, vous savez, celle qui commence par Mac et qui finit par Do, pour y regarder passer les passants qui passent (j'adore faire ça). J'emporte jusqu'à une table libre mon plateau composé d'un sandwich chaud et mou, d'une portion de frites un peu trop sèches et d'une bouteille d'eau beaucoup trop froide. Ce n'est pas que ce soit ma nourriture préférée, loin de là, mais pour une fois on dira que c'est du rapide et que ça cale un peu. Après tout, une fois n'est pas coutume. 

L'air est vraiment doux ce soir. On ressent comme un avant-goût de vacances, et les tenues légères sont de sortie. Un saxophoniste s'est mis à jouer un peu plus loin et il envoie ses trémolos vers le bleu du ciel. Un cycliste, un peu hurluberlu et qui passait par là, s'est arrêté pour l'accompagner avec la sonnette de son vélo. C'est rigolo, un vrai petit concert à eux deux ! Les flâneurs de la Grand-Place s'arrêtent pour les écouter, des sourires s'attardent sur les visages des spectateurs et on sent bien que cette petite musique improvisée les rend heureux. Certains se sont assis sur le rebord de la fontaine pour se prélasser et profiter du soleil aux pieds de la Déesse. Deux amoureux aux cheveux gris-blancs se baladent sur la place, apparemment sans but précis, juste le plaisir d'être ensemble. Malgré la foule, on dirait qu'ils sont seuls au monde. Ils se tiennent par la main, les doigts entrelacés, se regardent avec une immense tendresse et leurs yeux parlent pour eux. Je me dis que l'amour, c'est beau à tous les âges... 
 
L'ambiance est donc à la détente. On dirait que la grande horloge du temps s'est arrêtée pour profiter de l'instant. C'est comme si les soucis de chacun s'étaient provisoirement envolés. Un moment magique. Un peu de douceur dans notre monde de brutes. Mais hélas, la parenthèse enchantée se referme bien vite. Car tandis que j'avale une bouchée de mon sandwich en regardant ma montre pour ne pas louper l'heure, je vois arriver sur la terrasse un clochard. Légèrement éméché, d'une démarche plutôt mal assurée, il commence à divaguer d'une table à l'autre pour mendier quelques pièces. Les gens l'ignorent, ou le regardent à peine. Font non de la tête. Se recroquevillent. Lui tournent le dos. Une femme rappelle fissa son enfant à elle, comme si soudain il courait un grand danger.
 
Il faut dire que le bonhomme est vraiment crasseux. Répugnant même. Il fait tache. Il gâche le paysage. Ne colle pas du tout avec l'ambiance idyllique de ce soir. Et soudain tout bascule. Lassé de ne rien obtenir de personne, le clochard se plante au beau milieu de la terrasse, juste à côté de moi. Droit comme un i majuscule malgré les vertiges de l'alcool, il relève sa tête qu'il a aussi chevelue que barbue et rugit à la cantonade : 
- Mais bordel ! J'ai FAIM nom de Dieu ! Je veux juste MANGER !
Pendant quelques secondes, un silence de mort plane au dessus des tables. Personne ne bronche. Et puis, le pauvre homme tend à nouveau la main autour de lui pour avoir quelques sous. Mais déjà, plus personne ne fait attention à lui.
 
Moi, j'ai presque terminé mon sandwich et ma bouteille d'eau, mais mon paquet de frites est resté là, intact. Je ne sais pas si c'est le ton péremptoire du malheureux qui m'a choqué, ou bien si c'est l'indifférence de mes voisins de table. Toujours est-il que j'attrape mon paquet plein de frites tiédasses et que je me lève pour les tendre à ce pauvre bougre. Tout surpris par mon geste, il s'arrête net. Hésite. Regarde autour de lui. Puis il attrape mes frites, et sans un regard pour moi, s'en va les manger un peu plus loin, tout piteux, appuyé contre la vitrine d'un grand magasin de luxe. Le hasard est facétieux, parfois...
 
Comme si rien n'était jamais venu troubler l'ambiance si douce de cette soirée, les conversations autour de moi ont déjà repris joyeusement. L'incident est clos et le clochard oublié. Personne ne m'a même vue lui donner quelque chose. Rien ne s'est passé. Un paquet de frites presque froides ? La belle affaire ! Ce n'est pas grand-chose me direz-vous... et vous aurez raison. Mais au milieu de l'indifférence générale, j'ai quand même eu l'impression d'avoir fait un tout petit quelque chose. Comme le minuscule colibri, dans le conte. Vous connaissez cette légende amérindienne ? Allez, je vous la raconte :

"Un immense incendie ravage la jungle. Affolés, les animaux fuient dans tous les sens. Seul un colibri, sans relâche, fait l’aller-retour de la rivière au brasier, une minuscule goutte d’eau dans son bec, pour la déposer sur le feu. Un toucan à l’énorme bec l’interpelle :
- Mais tu es fou colibri, tu vois bien que cela ne sert à rien !
- Oui, je sais, répond le colibri, mais je fais ma part.
 
Un coup d'oeil à ma montre. Il faut que j'y aille, le concert va commencer... 😉💕


Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Mon Métier d'Infirmière en MECS

Un Mammouth d'Amitié

Un Petit Bonhomme Bien Encombrant...