Madame Petit Moineau









Je m'étais levée et j'avais pris mon petit déjeuner beaucoup trop tôt ce matin-là, ce qui pour moi est définitivement contre-nature (ceux qui me connaissent le savent bien). Mais il neigeait à gros flocons depuis la veille et il valait mieux anticiper. A 5 heures du matin les rues désertes étaient recouvertes d'au moins 10 cm de neige fraîche et les camions de sablage n'étaient pas encore passés. C'était bien ma veine ! J'avais mis plus d'une heure pour parcourir 8 tout petits km, mais j'étais quand-même arrivée à l'heure sur le parking de cette clinique, juste de l'autre côté de la frontière belge, où je m'apprêtais à découvrir pour la toute première fois le monde impitoyable du milieu hospitalier...

Le service de pneumologie de cette clinique m'accueillait pour quatre longues semaines de stage et je n'en menais pas large. Le temps d'enfiler ma tenue en quatrième vitesse et de me présenter comme il se doit à l'équipe du matin, j'avais compris très vite que l'infirmier-chef ne m'aurait pas à la bonne. De toute évidence il avait une dent contre les stagiaires, plus particulièrement quand c'étaient des femmes, et encore plus particulièrement lorsque celles-ci étaient françaises... Alors une "vieille" !...

A 42 ans pile poil ce jour-là, j'avais eu le mauvais goût de cumuler tous ces "défauts" rédhibitoires et il n'avait pas tardé à me les faire payer, oubliant volontairement mon prénom qu'il remplaçait systématiquement par le charmant sobriquet de "la stagiaire française". Et tandis qu'il prenait un air très important et qu'il gonflait le torse pour expliquer - à moitié en néerlandais, ce qui le faisait bien rire - un tas de choses aux stagiaires belges qui me lançaient des regards désolés, il m'envoyait répondre aux sonnettes et vider les pots de chambre :
"Eh toi, la stagiaire française : t'entends pas que ça sonne là, verdomme ?!" 
Mais je m'exécutais de bonne grâce, trop contente de pouvoir lui échapper un instant pour aller faire la connaissance des patients du service.

Justement la petite lumière rouge clignotait au dessus de la porte de la chambre 14 et j'en profitai pour m'y engouffrer, espérant me rendre utile à quelque chose.

Dans une immense chambre à quatre lits, séparés par de lourdes tentures sombres et usées, j'aperçus au fond de la pièce la seule occupante des lieux. 50 ans, 60, plus ? Difficile à dire. Toute menue dans son joli pyjama rose pale sur lequel était imprimé un chat rigolo, 40 kg à peine, peut-être moins, elle était assise là sur son lit, près de la grande fenêtre glacée, complètement recroquevillée sur elle-même, le nez sur ses genoux qu'elle tenait serrés dans ses bras frêles. On aurait dit un petit moineau tombé du nid. Avec de grands yeux délavés qui lui mangeaient le visage, elle me regardait, au moins aussi étonnée que moi :
"Tiens ? T'es nouvelle, toi. Approche ici, que je te voie mieux..."
Les belges tutoient facilement tout le monde mais cela ne me dérangeait pas du tout. J'aidai ma patiente à se rendre à la salle de bains, et puis à se réinstaller sur son lit. Elle ne voulut pas s'allonger, seulement s'asseoir comme je l'avais trouvée en entrant. Cette position était désormais la plus confortable pour elle, je devais l'apprendre un peu plus tard.

Il faisait jour maintenant, et par la grande fenêtre d'hôpital on voyait dehors la neige qui tombait à gros flocons, de plus en plus fort. Nous étions le 1er février et c'était magnifique. Tout était absolument blanc immaculé, et avec un peu d'imagination on aurait pu se croire dans une station de sports d'hiver !
Madame Petit Moineau avait suivi mon regard et me raconta à quel point elle avait aimé la neige, autrefois, quand elle était plus jeune et qu'elle pouvait encore aller à la montagne. Elle me raconta une bataille de boules de neiges mémorable et pleine de rires avec ses trois frères, et puis des petits bouts de sa vie, et aussi un peu de sa maladie, ce "sale crabe" qui l'avait amenée là, dans cette clinique, tout comme son mari qui en était mort des années plus tôt, et j'avais pris le temps de l'écouter.

"Et toi Petit ? T'es nouvelle ici, je t'ai jamais vue avant ? Raconte-moi d'où tu viens comme ça !"
Alors je lui expliquai que j'étais étudiante infirmière à l'école de la Croix Rouge Française et que je faisais un stage ici, en Belgique. Qu'aujourd'hui c'était mon tout premier jour et que j'étais là pour 4 semaines, mais que c'était aussi mon anniversaire et que je trouvais que cette belle neige était un bien joli cadeau. Et puis je me suis excusée, car je devais la laisser pour retourner dans la salle de soins, mais elle me fit promettre de revenir la voir. Alors j'ai promis, et jour après jour, je me débrouillais pour aller lui faire un petit coucou, même si elle n'avait pas sonné, et même si la petite lumière rouge ne clignotait pas au dessus de la chambre 14. Juste pour lui faire plaisir et passer quelques minutes avec ce petit moineau qui n'avait jamais de visites.

A la fin de la quatrième semaine, le coeur un peu lourd, je suis entrée dans sa chambre pour lui faire un dernier petit coucou et lui rappeler que le lendemain je ne serais plus là.
Elle m'a demandé de m'asseoir auprès d'elle sur son lit, et même si on nous avait appris à l'école que cela ne se faisait pas du tout de s'asseoir sur le lit des patients, je lui ai quand-même obéi.
Elle a pris tout doucement ma main dans les siennes, si petites, si fines, si froides, elle m'a regardée droit dans les yeux et elle m'a dit d'une petite voix calme et claire :
"Je sais Petit, je sais, tu me l'as déjà dit. C'est comme ça, qu'est-ce que tu veux ? C'est la vie ! Mais avant que tu partes je veux te dire quelque chose, alors écoute-moi bien : moi je ne serai plus là pour le voir... non non, je ne serai plus là, je le sais bien va... mais je suis sûre que tu seras une très bonne infirmière. J'en suis sûre, tu m'entends ? Alors ne laisse jamais personne te dire le contraire, d'accord ? Allez, tu peux t'en aller maintenant, tu as du travail. Je ne t'oublierai pas Petit. Allez... Au revoir."
Elle a embrassé ma main, j'ai embrassé la sienne, on s'est souri en se serrant encore un peu les mains, et puis je suis sortie, en espérant qu'elle ne voie pas mes larmes que je suis allée cacher dans les toilettes du personnel.

Quelques semaines plus tard, tout au début du printemps, madame Petit Moineau était devenue tellement légère qu'elle a fini par s'envoler pour de bon.

Comment je l'ai su ? Par une autre élève, qui elle aussi est allée faire un stage dans ce même service, où elle aussi s'est fait appeler "la stagiaire française" pendant quatre longues semaines, par un infirmier-chef un peu trop misogyne et un peu trop chauvin. Mais quelle importance...






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