"On Disait Qu'on Jouait à La Maîtresse..."





 
Depuis que je travaille en maison d'enfants, je suis impressionnée par le déroulement de leurs fins de journées et frappée par le nombre d'injonctions, exigences et autres consignes que nous autres, les adultes, leur balançons en permanence sans même nous en rendre compte.

Ils rentrent fatigués après une longue journée d'école (tout ce petit monde mange à la cantine), parfois trempés comme des soupes à cause de la pluie battante comme hier. Mais à peine ont-ils passé la porte du foyer que les ordres leur tombent dessus en rafale :
- Enlève tes chaussures !
- Va ranger ton manteau !
- Dépêche-toi !
- Tu as des devoirs ?
- Va te sécher les cheveux tu vas prendre froid !
- Ton cahier de textes, il est où ?
- Dépêche-toi !
- Va prendre ton goûter !
- Va mettre tes pantoufles !
- Ta leçon pour demain, tu la sais ?
- Va ranger ton cartable !
- Dépêche-toi !
- Va prendre ta douche !
- Mets ton pyjama !
- Va ranger ta chambre !
- Qu'est-ce que je t'ai demandé ?
- Tout le monde à table !
- Dépêche-toi !
- Portable confisqué !
- Dans ta chambre, t'es puni !
- Allez hop, les primaires au lit !
- Dépêche-toi !
- Dépêche-toi !
- Dépêche-toi ! ...
Tout cela multiplié par le nombre de gamins, une bonne quinzaine, des plus petits aux plus grands.
Parfois nous nous y mettons même à plusieurs, et l'enfant ne sait même plus par quoi il doit commencer : enlever son manteau ou aller prendre son goûter ? Montrer son cahier ou ranger son cartable ? J'en ai même vu rester là, bras ballants, perplexes et hagards au beau milieu du hall d'entrée, le cartable dans une main, le manteau dans l'autre, incapables de savoir quoi faire, et puis s'entendre dire au dessus de leur tête : "Ben quoi, qu'est-ce qui t'arrive ? Tu beugues ?!"
Pffffff... les pauvres. Une vraie valse à mille temps, ces retours d'école. Pour rien au monde je ne voudrais être à leur place.
videmment, en collectivité une certaine organisation et pas mal de discipline sont nécessaires pour ne pas se laisser déborder, pour que les choses se fassent en temps et en heure (devoirs, douches, repas, etc) et pour que ce ne soit pas la foire d'empoigne en quelques minutes - et pour ça vous pouvez leur faire confiance : ces petits chéris ont la technique ! Donc : règles et rigueur. Mais quand-même... 🙄

Et puis, de temps en temps, au hasard d'un rare mercredi matin calme et tranquille, il arrive qu'il y ait un peu de douceur dans ce monde de brutes. Un peu de magie. Comme une jolie parenthèse. Ces jours-là, malgré le tourbillon quotidien des règles et de la rigueur, malgré la rudesse de cette vie collective qu'ils n'ont pas choisie, je découvre avec émotion que, pour peu qu'on leur laisse un peu d'air pour respirer, les "enfants de foyer" sont d'abord des enfants comme les autres, avec tout autant d'imagination et de capacité à rêver et à jouer ensemble à un jeu vieux comme le monde des enfants : "On disait que...".
Et quand par bonheur ces enfants m'invitent à entrer dans leur danse, alors moi, l'adulte-infirmière, je redeviens l'espace d'un moment une petite fille de 10 ans et je joue avec eux sans bouder mon plaisir. 😊

Ainsi, en arrivant ce matin, j'en vois quatre qui sont sagement installés dans la salle à manger. Des livres ont été placés debout devant eux, comme pour leur faire un petit paravent. Des cahiers sont ouverts sur la table. Mimi et Karim sont en train d'écrire avec application. Debout, Charlotte, la plus grande, les surveille. Je ne comprends pas tout de suite ce qu'ils font. Par contre mon oeil-rayon-laser d'infirmière constate immédiatement que Karim est pieds nus. Je m'avance tout naturellement vers eux pour les saluer et demander à Karim de remettre ses pantoufles qu'il a abandonnées à quelques pas de là. Mais soudain Charlotte m'interpelle sévèrement :
"Euh... Madame s'il vous plaît : j'sais pas qui vous êtes, mais 'pourriez au moins toquer avant d'entrer dans la classe. C'est pas un moulin ici !"
Oui, j'ai oublié de vous dire : ces chers petits ont aussi une impressionnante capacité à imiter et à répéter tout ce qu'ils entendent de notre discours d'adultes... et particulièrement Charlotte. Son talent pour changer sa voix vous permet même de deviner instantanément qui de nous elle imite !
Stoppée net dans mon élan, je jette un rapide coup d'oeil autour de moi et je comprends qu'ils sont en train de jouer à la maîtresse. En plus des quatre enfants présents, une poupée et trois peluches ont été installées à d'autres tables pour faire "comme si" c'était une "vraie" classe avec de "vrais" élèves. Charlotte semble prendre son rôle de maîtresse très au sérieux. Bien entendu, mon coeur de petite fille fond comme un chamallow tout mou au soleil et j'oublie provisoirement ce que je m'apprêtais à dire à Karim. Je décide de participer à la mise en scène et me confonds en excuses. Après avoir fait trois pas en arrière, je dis "toc toc toc !" en frappant le mur de mon index plié, car il n'y a pas de vraie porte à cet endroit.
"Ouiii... Entreeez !" répond Charlotte sur un ton faussement agacé, en levant les yeux au ciel. Je m'approche d'elle en essayant de garder mon sérieux et je la salue. Elle-même évite mon regard pour ne pas éclater de rire. Je m'excuse d'interrompre son cours :
"Bonjour madame la Maîtresse, bonjour les enfants. Excusez-moi de vous déranger madame, mais je dois vous dire quelque chose de très important."
Charlotte, comme toujours quand on lui parle, croise les bras, soutient son coude d'une main et pose son menton sur le pouce et l'index de l'autre qui forment un "L". Son regard est ailleurs mais exprime un très clair "cause-toujours-tu-m'intéresses".
Les enfants, sagement assis, silencieux, nous observent avec curiosité. Je poursuis : "Alors voilà : je suis la nouvelle infirmière de l'école et je me permets de venir vous voir ce matin pour faire un peu de prévention. Vous savez, pour la santé de vos élèves. Depuis quelques jours il commence à faire un peu froid dehors. Alors je serais très contente si vous pouviez dire à vos élèves qu'il faut mettre un manteau le matin pour venir à l'école. Et puis, pendant que j'y pense, j'aimerais aussi beaucoup que tout le monde mette bien ses pantoufles (j'accentue volontairement l'intonation du mot "pantoufles" à l'attention de Karim). Le carrelage est très froid dans votre classe, et c'est comme ça qu'on attrape un rhume. Et moi, j'ai autre chose à faire que de soigner des enfants qui font exprès d'attraper des rhumes !"
Tel un ressort qui vient de lâcher, Charlotte se retrouve pliée en deux, la tête en bas et le derrière en l'air pour regarder sous les tables, avant de s'exclamer sévèrement : "Bon ! Alors ! Céki kapami ses pantouf', là ?!"
Karim, hilare, lève le doigt. Tout en se marrant il lui répond en dodelinant de la tête : "Hé ! C'est moi maîtresse ! Mais j'ai pas froid du tout à mes pieds !"
Charlotte, intraitable, met les poings sur les hanches et lui fait les gros yeux. A ma grande stupéfaction (doublée d'une grande satisfaction), Karim s'exécute aussitôt et enfile ses pantoufles sans moufter.
La maîtresse reprend : "Bon, les enfants : vous avez bien compris ce que l'infirmière vous a dit, là ? C'est pour votre bien, hein ? Pour votre SANTÉ ! Alors on va pas vous le répéter 50 fois, d'accord ?!"
Et tout le monde en choeur, sauf la poupée et les peluches, bien entendu : "Ouiii Maîtresse !"
"Bon ! C'est bien !" répond-elle le menton en l'air, sévère mais satisfaite.
Depuis déjà un bon moment, Marco - qui d'ordinaire ressemble plus à un Zébulon agité qu'à un enfant sage - lève le doigt en silence en attendant que la maîtresse veuille bien lui donner la parole. Alors lui il m'épate, je n'en reviens pas. Quand elle le regarde enfin, il lui demande poliment :
"Maîtresse, c'est l'heure de la récré, est-ce que je peux sortir pour aller jouer, s'il vous plaît ?"
La maîtresse accepte volontiers et pense même à le féliciter pour son bon comportement de la matinée.
"Ouaiiis !!!" Ravi, Marco saute de sa chaise, se précipite sur son cartable, en sort une petite balle rouge et court "jouer à la récré" à l'autre bout de la pièce.

Je ne peux pas vous dire comment la pièce s'est terminée. Pressée par mon maudit emploi du temps d'adulte-infirmière, j'ai remercié la maîtresse pour son sympathique accueil et je me suis éclipsée discrètement. Tout à leurs jeux de rôles, les enfants ne m'ont même pas vue partir. Mais je serais bien restée encore un petit peu avec eux pour jouer à l'école et à la maîtresse... 🧡💛💚
 

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