Libéréééeee... Délivréééeee...
"Au
fait Emcy, vous avez des nouvelles de la petite dont vous m'aviez
parlé l'année dernière ? Qu'est-ce qu'elle devient, ça va mieux
ses cheveux ?"
En un quart
de seconde, tandis qu'elle appliquait soigneusement au pinceau ce
joli blond sur mes racines de plus en plus grises, ma petite
coiffeuse venait de me propulser 18 mois en arrière et toute cette
histoire hallucinante me revint d'un seul coup en mémoire...
Quand les filles étaient arrivées au foyer l'année précédente, elles ne comprenaient pas du tout les raisons de leur placement et supportaient très mal d'être séparées de leur maman qu'elles adoraient. A sa manière c'était une maman qui aimait ses enfants : elle jouait avec ses filles ou les emmenait au Mac Do, mais elle oubliait régulièrement de les envoyer à l'école ou de s'occuper de leur santé. Mais depuis quelques mois ça se passait plutôt mieux à la maison, les conditions du placement avaient été assouplies, et maintenant les petites rentraient chez elles tous les week-end. Le retour définitif à la maison était prévu pour la fin de l'année scolaire et les filles avaient hâte de voir arriver la date de l'audience, qui de toute évidence (selon elles en tout cas) conclurait à la fin de ce placement qui leur pesait tant.
Malheureusement, Mélie et Anna étaient de véritables "têtes à poux" - ce fléau était d'ailleurs une des raisons de leur placement. Ce n'était pas de leur faute les pauvres, certaines têtes sont juste plus "accueillantes" que d'autres, pas de bol... Mais quand les filles rentraient chez elles le week-end, l'ambiance était à la fête et à la joie des retrouvailles, et la maman ne pensait pas vraiment à s'occuper de leurs cheveux. Quand on lui avait demandé de les faire couper, au moins un peu, elle avait refusé catégoriquement, argumentant que petite, elle-même avait été traumatisée et affirmant qu'on ne coupe pas les cheveux des enfants comme ça, juste parce qu'ils ont des poux : nous n'avions qu'à leur faire un shampooing et ça réglerait le problème, c'était notre boulot après tout !
On ne s'en sortait pas : tous les dimanches soirs, les poux étaient de retour. Tout les soins qui avaient été prodigué au foyer pendant la semaine étaient réduits à néant le week-end, et chaque semaine il fallait tout recommencer. La situation s'empirait de jour en jour, les filles avaient de plus en plus de poux et je vous le donne en mille : bien évidemment les autres enfants du foyer avaient commencé à en attraper aussi. C'était devenu une histoire de fous, une phobie généralisée, autant pour les adultes que pour les enfants et on ne parlait plus que de ça.
Je ne sais
pas précisément combien de litres de produits avaient déjà été
utilisés depuis leur arrivée, mais je crois pouvoir dire sans trop
me tromper que je détiens pour cette année-là le record absolu des
ventes de lotions anti-poux, toutes marques confondues, dans ma
pharmacie préférée !
Tout le monde sait bien qu'en collectivité, les microbes ou les virus se propagent à toute allure, et c'est exactement la même chose pour les poux - demandez donc aux infirmières scolaires ou aux institutrices ce qu'elles en pensent ! Alors dès la rentrée on anticipe, et on voit fleurir des affichettes menaçantes à la porte des écoles : "Mayday ! Achtung ! Attention ! Les poux sont de retour !". Si un cas est détecté, un mot est mis dans le cahier des élèves et les parents sont priés de faire dare-dare un shampooing anti-poux préventif à leurs chères petites têtes blondes (ou brunes, ou rousses) afin de stopper au plus vite la prolifération. Car ça va très vite : un pou adulte pond environ 10 lentes par jour. 7 jours plus tard, chaque lente se transforme en pou, qui lui-même sera adulte dans 10 jours et qui se mettra alors lui aussi à pondre 10 lentes par jour. Alors je vous laisse faire le calcul (désolée, je ne suis pas très douée en maths). Et maintenant, imaginez la rapidité de la prolifération de ces charmantes petites bébêtes et envisagez l'ampleur des dégâts dans une classe de 30 élèves. Vous avez 4 heures...
Pas plus que les écoles, les maisons d'enfants n'échappent à la contamination et la vigilance est de rigueur. Les têtes doivent être vérifiées régulièrement, les traitements doivent être faits si nécessaire et les parents des enfants concernés doivent être avertis (surtout quand il y a des retours à la maison le week-end). Mais lorsque par malchance les parents n'ont pas intégré eux-même certaines notions élémentaires des règles d'hygiène, on se retrouve très rapidement confronté à un sérieux problème de surpopulation capillaire (si vous voyez ce que je veux dire) quand les parents ne collaborent pas...
Evidemment, Monsieur ASE, le référent des filles, était parfaitement au courant. Nous l'avions averti à maintes reprises (pour ainsi dire à chaque retour de week-end) mais les filles étaient toujours autorisées à rentrer chez elles, et les poux étaient toujours là.
Les vacances de Pâques arrivèrent rapidement et malgré nos (très vives) protestations, appuyées par les nombreux mails alarmants déjà envoyés à Monsieur ASE, les filles avaient quand-même été autorisées à passer les deux semaines de vacances à la maison. Damned, j'y crois pas ! 😈
Mais des fois faut pas essayer de
comprendre : il y a des choses parfaitement incompréhensibles pour
un cerveau de niveau moyen, c'est comme ça, faut se faire une
raison...
En découvrant l'état des filles à leur retour des vacances, je ne pouvais pas en croire mes yeux : jamais de ma vie, de toute ma carrière d'infirmière en maisons d'enfants, je n'avais vu un carnage pareil, c'était juste hallucinant !
Le médecin
traitant - qui était à quelques mois d'une retraite bien méritée
et qui en avait vu d'autres - m'avait soufflé à l'oreille, le nez
pincé : "Mais... Madame... Mais c'est immonde
! Comment c'est possible ?! On n'a jamais vu un truc pareil depuis la
guerre !" Et pour un peu, c'est moi qui me sentais
coupable de lui amener des gamines dans un état pareil.
L'ASE, cette
fois-ci interpellée par notre directeur, était enfin
sortie de sa douce torpeur. Du coup, se sentant probablement un poil mal à
l'aise, ils avaient décidé de nous expédier sans crier gare
un médecin de la PMI départementale, "pour constater l'état
de santé des filles et prendre les mesures qui s'imposent". Je me marre…
Le toubib de la PMI était en fait une toubib, fort sympathique au demeurant et coiffée d'une superbe crinière de lionne, épaisse et frisée. Alors un beau jour elle était venue. Et elle avait vu. Et elle avait été horrifiée. Tu m'étonnes...
Mais d'un coup, les week-ends à la maison avaient immédiatement été suspendus jusqu'à nouvel ordre et je pouvais enfin passer aux choses sérieuses, devrais-je y passer le temps qu'il fallait ! (c'était devenu un défi personnel 😉)
Et de fait,
cela allait nous prendre tout le long week-end de Pentecôte qui
arrivait et qui promettait d'être chaud et ensoleillé (et il a tenu
sa promesse, le bougre).
La valse à trois temps "gants - charlottes - tabliers de protection" s'était mise en branle et tout le monde avait eu droit à son petit shampooing-anti-poux-préventif-qui-pue, jeunes comme adultes, allez hop, pas de discussion ! Et puis il avait fallu nettoyer tout le linge de tout ce petit monde, et puis les literies, et puis les nounours, et puis les doudous, et puis... je vous laisse imaginer le cirque !
Après cette
première étape, fastidieuse mais indispensable, je pouvais enfin
m'occuper des têtes de Mélie et d'Anna. Malgré toute mon attention, je savais
déjà que mes soins feraient souffrir les pauvres petites et cela me
désolait d'avance. Mais je n'avais pas le choix...
Il avait
d'abord fallu des antibiotiques bien costauds, prescrits par le
médecin, et puis aussi des soins locaux, pénibles, douloureux,
presque insupportables tellement leur cuir chevelu était abîmé,
avant même de pouvoir commencer à éradiquer ces satanées
bestioles qui n'en finissaient plus de se reproduire...
Il m'avait
fallu faire preuve de beaucoup de douceur et de patience, et il
m'avait fallu beaucoup de temps. Des heures, debout au dessus des
têtes ravagées de ces pauvres gosses, à démêler au peigne fin,
mèche par mèche, millimètre par millimètre, leurs tignasses
emmêlées et collées et qu'on n'avait pas le droit de couper sous
prétexte que les parents, détenteurs de l'autorité parentale,
avaient le droit de le refuser...
Malgré tous mes efforts, je leur faisais mal et les filles, à bout de nerfs, m'aboyaient dessus en me rebaptisant de noms d'oiseaux très surprenants que je n'avais encore jamais entendus jusque là ! Parce que t'as beau être une dure à cuire et avoir une résistance à la douleur au-dessus de la moyenne : il arrive un moment ou trop, c'est vraiment trop.
A tour de rôle elles avaient craqué, hurlant ou pleurant à chaudes larmes, autant de chagrin que d'impuissance...
Compréhensive, j'avais gardé mon calme. Sincèrement désolée, je m'étais excusée souvent. Mais imperturbable, j'avais continué à soigner, à démêler, à laver, à rincer, coûte que coûte...
Elles avaient été contraintes d'accepter la sentence, enfin posée (et c'était sûrement ça
le plus difficile pour elles) : plus aucun retour à la maison ne
leur serait accordé tant que leur maman n'aurait pas désinfecté
la maison du sol au plafond, et tant qu'il resterait le moindre pou à
l'horizon. Madame PMI avait même prévu d'aller vérifier elle-même au domicile : je n'étais plus la seule à en faire une affaire personnelle...
Le deuxième
jour, j'ai dû gérer la crise de rage de Mélie qui, à bout
de patience et de douleur alors que je démêlais ses cheveux depuis
plus de deux heures, m'avait éructé au visage, ivre de désespoir :
"Mais pourquoi on peut pas rentrer à la maison ce week-end ?
C'est pas juste ! C'est pas juste ! Ma mère, c'est pas une mère
indigne !" avant de fondre en larmes, car elle avait très
bien compris que les carences éducatives de sa maman compromettaient
méchamment son retour définitif à la maison...
Le soir-même,
ce fut au tour d'Anna d'évacuer sa colère : assise par terre dans
la douche et complètement trempée, elle avait laissé exploser son
incompréhension en hurlant et en donnant de violents coups de pieds
dans la paroi de la douche, au point de la desceller. Elle avait fini
par se calmer en passant par les larmes et moi je m'en étais sortie
indemne, mais presque aussi trempée qu'elle...
De temps à
autre je devais faire une pause, pour les prendre dans mes bras, les consoler, les
câliner un peu, sécher leurs larmes. Et puis de nouveau, je
reprenais le démêlage et les soins...
Au hasard des
séances d'épouillage, j'inventais des petites histoires que je leur
racontais pour détourner leur attention ou les faire rire, pour qu'elles supportent un
autre démêlage, et un autre... et Dieu sait si je leur ai tiré les cheveux !
Il leur avait fallu beaucoup, beaucoup de courage à ces deux minettes, que les autres gamins du foyer avaient déjà surnommé "les pouilleuses" (ah ! la bonté des enfants entre eux...) : du courage pour supporter les soins, pénibles, douloureux, dans des positions improbables et inconfortables qui leur faisaient mal à la tête, mal au cou, mal au dos, mal partout ; du courage pour supporter les produits anti-poux, qui leur brûlaient la peau du crâne et qui puaient la rage ; du courage pour ne pas pleurer quand des mèches trop emmêlées dans les nids de poux restaient finalement accrochées au peigne...
Et puis, le troisième jour, il y avait eu ce merveilleux moment de grâce quand, nerveusement épuisées toutes les trois, nous avions ri de si bon coeur en chantant à tue-tête un « cover » de la Reine des Neiges que nous venions d'inventer :
"Libéréééeee… !
Délivréééeee… ! Des poux on en veut plus jamaisss !"
"Libéréééeee… !
Délivréééeee… ! C'est décidé on va tous les TUEEER !!!"
Ouais : ça
nous avait peut-être pris tout ce foutu week-end de Pentecôte
ensoleillé et j'étais passablement épuisée, mais bon sang : on y
était finalement arrivé, YESSS !!!
Quand Madame PMI était revenue quelques jours plus tard, elle en était restée carrément baba :
"Madame, m'avait-t-elle dit en inspectant, complètement incrédule, les cheveux des filles : je ne sais pas comment vous avez fait, mais ce que je peux vous dire c'est que vous avez fait un travail re-mar-qua-ble !"
(sourire-de-bonheur-à-l'intérieur-du-coeur et petites-ailes-qui-poussent-dans-le-dos 😇)
Et les filles se sont écriées en choeur :
"C'est grâce à Emcy M'dame ! C'est elle qui a tout fait ! Elle nous a sauvé des poux !"
Et devant la tête abasourdie de Madame PMI, elles ont sauté en l'air, elles ont fait deux ou trois petits pas de danse, elles ont éclaté de rire et elles ont chanté notre chanson à tue-tête : "Libéréééeee… ! Délivréééeee… !"
Et alors toute ma fatigue s'est envolée... ❤
Avant :
Après :
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