Indira






La mémoire est une chose étrange. Depuis le temps que je travaille auprès d'enfants et d'adolescents, des souvenirs avec eux j'en ai plein la tête et le coeur : une anecdote amusante qui me revient en mémoire au hasard des accompagnements, ou le prénom d'un petit nouveau qui m'en rappelle un autre avec lequel j'avais eu bien du fil à retordre, ou bien encore le dentiste ou l'ophtalmo qui me demandent si j'ai des nouvelles d'untel ou untel, qui est parti il y a déjà longtemps mais qui les a marqués d'une manière ou d'une autre, et instantanément on reparle de celui-là comme si c'était hier 😊

Et puis... Et puis il y a ceux qui vous marquent à tout jamais.

Elle avait un si joli prénom : Indira. En sanscrit, Indira signifie "beauté" ou "splendeur", et dans la mythologie hindoue, Indra est le dieu de la pluie et du tonnerre. Elle n'était pas du tout d'origine indienne, mais ce prénom la résumait parfaitement : une très belle jeune fille de 15 ans à peine, un peu ronde, d'épais cheveux châtain ondulés, des yeux gris clair qui en un éclair passaient du gris chagrin au gris colère, pas très grande mais une sacrée répartie : elle ruait dans les brancards la petite, c'est rien de le dire ! De la dynamite sur pattes, toute la mutinerie du Bounty à elle toute seule... Nom de nom, quel tempérament !

Lorsque la responsable du service m'avait informée de son arrivée au foyer la veille au soir en urgence, et avec la description qu'elle venait de m'en faire, j'avais hâte de la voir et j'étais bien curieuse de savoir comment se passerait notre première rencontre. J'en avais déjà vu de toutes les couleurs en maisons d'enfants, mais je savais d'expérience qu'avec les filles comme celle-là les premiers instants étaient déterminants : il fallait que ça colle tout de suite entre nous, sinon ça risquait d'être compliqué...

En général je préfère toujours faire connaissance « en direct » avec les jeunes avant de lire leur dossier. J'aurai toujours le temps de le lire plus tard, et puis comme ils s'imaginent que je sais déjà tout sur eux (ce qui est loin d'être le cas), le plus souvent ils me racontent spontanément leur histoire et les raisons de leur arrivée au foyer. Mais dans le cas d'Indira, j'avais l'intuition que c'était un peu plus compliqué que d'habitude et je me disais qu'il serait judicieux de lire l'ordonnance de placement avant de la rencontrer, histoire de savoir où je mettais les pieds.
Bien m'en a pris... Car les lignes qui défilaient sous mes yeux m'apprirent sans détour que cette gamine était en grande souffrance affective : depuis l'âge de 10 ans elle vivait chez sa grand-mère avec deux de ses oncles, après que son père ait disparu dans la nature et que sa mère ait succombé à une overdose. Super... Ses oncles avaient fâcheuse réputation dans leur quartier, des démêlés avec la justice et n'étaient pas vraiment des tendres, ni avec la gamine ni avec la grand-mère, si bien qu'elle avait déjà fugué du domicile à plusieurs reprises, et présentait ce qu'on appelle des "comportements à risque". En clair : une récente tentative de suicide et une consommation de cannabis régulière et importante, ce qui avait amené les services sociaux à solliciter son placement en urgence. Tu m'étonnes qu'elle ruait dans les brancards, la petiote !

Notre rencontre s'était très bien passée, ce qui n'était pas surprenant : en maisons d'enfants le rôle de l'infirmière est un peu particulier et j'accompagne presque toujours les jeunes individuellement, ce qui favorise sans doute la mise en confiance. Et puis... j'ai toujours eu une tendresse particulière pour les ados rebelles. Peut-être parce que je n'ai jamais oublié comment j'étais, moi, à cet âge-là ? Peut-être qu'un jour je vous raconterai ça, si vous êtes très sages... 😇😈😉
Mais revenons à nos moutons. Au fil des jours, Indira semblait avoir accepté son placement. Certes, c'était encore difficile pour elle de se plier au aux règles du foyer et au fonctionnement de la vie en collectivité alors qu'elle rêvait de liberté, mais malgré tout j'avais l'impression qu'elle s'adaptait, tout doucement, petit à petit...

Jusqu'au jour où ses "comportements à risque" n'ont plus été tolérables, qu'il a fallu mettre en place une cure de désintoxication et surtout la convaincre d'y participer. Une première pour moi... et pour elle aussi, évidemment. Hospitalisée pendant trois longues semaines dans une clinique spécialisée, elle se plaignait beaucoup de s'y ennuyer mais semblait enfin comprendre l'intérêt de se soigner. D'ailleurs j'avais d'excellents retours de l'équipe hospitalière.
Attendrie par cette gosse qui n'avait pas de visites de sa famille, je passais de temps en temps la voir le soir après mon travail et je lui apportais ce qui lui manquait : un petit réveil, un livre, un plaid... On avait beaucoup discuté elle et moi. Elle qui parlait peu m'avait appris beaucoup de choses que j'ignorais à propos de la toxicomanie, et moi je lui avais donné ce que je pouvais : un peu de temps, une écoute bienveillante, sans jugement, tout en lui disant que je m'inquiétais pour elle et je sais (parce qu'elle me l'avait dit) que ça lui avait fait du bien.

Le soir-même de sa sortie de l'hôpital, Indira s'était empressée d'aller retrouver ses copains de galère et avait fêté avec eux sa "libération", à grands coups d'alcool et de cannabis. Coma éthylique, ré-hospitalisation... Bravo ma grande ! Mais après son retour au foyer tout avait été mieux : retour à l'école et abstinence. Pendant quelques semaines, ou peut-être quelques mois - je ne me souviens plus très bien, c'était il y a longtemps - elle avait tenu le coup et elle en était fière. Un peu honteuse d'avoir suivi ses copains de galère sitôt sortie de l'hôpital elle m'évitait tant qu'elle pouvait, mais je prenais soin d'elle "à distance" par éducateurs interposés et malgré tout on avançait avec elle, doucement mais sûrement. Je lui faisais confiance et elle le savait.

Et puis j'étais partie vacances. A mon retour, lors d'une réunion d'équipe, j'appris avec stupeur qu'elle avait été virée du foyer :
"Elle n'a pas respecté les règles, tu comprends ? Elle a recommencé : alors fin de prise en charge, elle se fout du monde !"
La responsable du service venait de me balancer ça dans la figure en réponse à ma question : "Ben alors, on ne parle pas d'Indira aujourd'hui ?" et je m'étais soudain sentie terriblement seule, triste et inutile...

Les années ont passé. J'ai changé d'employeur mais je fais toujours le même métier : prendre soin d'enfants et d'adolescents placés en maisons d'enfants. Je pensais à Indira quelquefois, mais je n'avais plus jamais eu de ses nouvelles.

Il y a quelques temps, allez savoir pourquoi, voilà que je raconte cette histoire à un collègue éducateur. Durant mon récit je l'ai senti particulièrement attentif ce qui m'a un peu étonnée. Silencieux, il m'a laissée finir mon récit et puis il m'a dit doucement :
"Et... euh... tu as eu des nouvelles d'Indira depuis, Emcy ?"
"Non, malheureusement je n'ai plus jamais eu de ses nouvelles. D'ailleurs je me demande bien ce qu'elle est devenue cette gosse..."
"Euh... Heum, heum... Ben moi je la connais. Tu devrais t'asseoir Emcy, je crois que ça serait mieux."
"Ah bon pourquoi ? Tu la connais, c'est vrai ? Mais c'est incroyable ! Tu as de ses nouvelles ? Elle est où maintenant ? Elle va bien ? Qu'est-est-ce qu'elle devient ?"
"Oui, je pense que je la connais. Indira c'est pas un prénom ordinaire, et d'après ce que tu viens de me raconter je pense bien qu'on parle de la même gamine..."
Je m'attendais à tout sauf à ce que j'allais entendre : Indira avait replongé sévèrement et à 17 ans, elle avait fait une overdose. Merde, fait chier !
J'ai fondu en larmes et mon collègue m'a réconfortée comme il a pu.

Et puis la vie continue. Les autres enfants sont là, adorables, pleins de vie, et eux aussi ont besoin qu'on s'occupe d'eux.

Alors je continue, et j'essaie de faire de mon mieux. Mais plus comme avant...


"Aux enfants de la chance, Qui n'ont jamais connu les transes,
Des shoots et du shit, Je dirai en substance
ceci :
 
Touchez pas à la poussière d'ange..."
(Serge Gainsbourg)

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