Dernier Hommage
J'ai retrouvé cette lettre il y a quelques jours, tout juste dix ans après l'avoir écrite...
Monsieur
le Directeur,
Je
me permets de m'adresser à vous par ce courrier, dans l'espoir que
vous pourrez consacrer quelques instants à la lecture de ce qui
suit. En effet, mon intention n'est nullement d'abuser de votre temps
précieux, mais je souhaite porter à votre connaissance certains
événements relatifs au séjour de ma belle-mère, âgée de 84 ans,
dans le service de médecine gériatrique de votre hôpital. En
préambule, et afin que vous ne vous mépreniez pas sur le fond de ma
démarche, je voudrais rendre hommage à l'immense majorité de tous
ceux qui consacrent leur vie à soigner les autres. Je suis également
tout à fait consciente du problème de manque de personnel dans les
services hospitaliers (et particulièrement en gériatrie) et je
comprends parfaitement que la priorité soit donnée aux urgences et
aux soins vitaux. Cependant il me semble important que vous soyez
informé de deux ou trois exemples frappants de dérapages, qui à
mon avis relèvent plus d'un manque de savoir-être, voire tout
simplement de bêtise, que d'un réel problème de manque de
personnel.
Permettez-moi
de m'en expliquer :
Ma
belle-mère a été adressée au service des Urgences de votre
hôpital le 8 février pour une complication de bronchite, à la
demande de son médecin traitant. Son état de santé qui ne
relevait, au départ de son domicile, que d'une urgence relative,
s'est subitement aggravé durant le transport en ambulance, où elle
a été victime d'une grave décompensation respiratoire. Elle est
donc arrivée en état de choc. L'équipe des Urgences l'a
immédiatement prise en charge et a réagi avec beaucoup de
professionnalisme, lui sauvant la vie in extremis. Il a toutefois été
nécessaire de la placer sous assistance respiratoire afin de
stabiliser son état, et une hospitalisation en service de
réanimation s'est avérée indispensable. Mais le service de
réanimation de votre hôpital étant complètement saturé ce
jour-là, il a fallu trouver une solution d'accueil auprès d'un
autre établissement de la région, où elle a finalement été
transférée en fin d'après-midi et où elle a séjourné une
dizaine de jours, avant d'être retransférée chez vous le 19
février vers 15h30, cette fois dans le service de médecine
gériatrique où je l'ai rejointe peu de temps après son arrivée.
C'est à partir de ce moment que j'ai bien été obligée de
constater, d'abord avec étonnement, puis avec stupeur, enfin avec
colère, toute une série de ce que l'on appelle pudiquement des
"négligences".
A
mon arrivée dans le service ce 19 février, j'ai trouvé ma
belle-mère - qui, je le rappelle, venait d'être transportée en
ambulance de Roubaix à Tourcoing par un temps glacial – seule dans
sa chambre, extrêmement fatiguée, "déposée" sur son lit
comme un fardeau, grelottant de froid, le teint blafard. Elle avait
comme seule protection une chemise de bloc et un drap qui ne
recouvrait même pas ses pieds, et la fenêtre de sa chambre était
ouverte. Je me suis bien entendu précipitée pour la refermer et
j'étais en train de recouvrir ma belle-mère comme je pouvais avec
le drap et son gilet de laine jeté sur une chaise, quand une
aide-soignante est arrivée pour faire l'inventaire de ses affaires
personnelles. Alors que je lui réclamais une couverture, elle est
repartie aussitôt m'assurant qu'une infirmière allait passer tout
de suite. Après le passage d'un médecin accompagné d'un interne –
à qui j'ai également demandé une couverture, sans plus de succès
- puis le passage de l'infirmière – qui n'en avait pas non plus -
deux aides-soignantes sont finalement arrivées pour installer ma
belle-mère correctement. Ce n'est qu'à ce moment-là qu'elle a
enfin reçu une couverture pour la réchauffer. Il était près de 17
heures et elle grelottait depuis une heure et demie...
Je
passe sur la semaine qui a suivi où elle est restée alitée, son
état de santé ne lui permettant manifestement pas d'être installée
au fauteuil. Je signalerai simplement que chaque jour, à chacune de
nos visites, ma belle-mère se plaignait de douleurs du dos et du
siège. Il est vrai qu'à part auprès de nous (selon l'équipe
soignante) elle ne se plaignait jamais de rien... Nous ses enfants
entendions bien chaque jour sa douleur, à chacune de nos visites,
mais nous supposions forcément que le problème de la douleur était
évidemment traité par l'hôpital. Il aura fallu attendre le jeudi
29 février, soit dix jours
après son arrivée, et que j'insiste auprès d'une infirmière pour
savoir quel traitement lui était donné contre cette douleur
qui semblait devenir plus intolérable chaque jour, pour que
j'apprenne avec stupeur qu'en fait, si les problèmes respiratoires
et cardiaques étaient bien pris en charge, aucun traitement
spécifique contre la douleur n'avait été mis en place, pas même
un simple paracétamol pour soulager ses souffrances !
L'interne, qui était déjà présent le jour de son arrivée,
accompagné cette fois d'un externe, est alors venu vérifier mes
dires auprès de ma belle-mère, lui demandant avec une
condescendance infantilisante : "Ben alors : il
paraît que vous avez mal, Madame ?". Non
seulement j'avais la désagréable impression qu'on ne me croyait
pas, mais surtout je
constatais que la douleur
de cette patiente semblait inconnue du service, et que par conséquent
elle n'était pas traitée. Un comble dans un service de gériatrie
au 21ème siècle…
Lors
de ma visite du 28 février vers 16 heures, j'ai eu le plaisir de
trouver ma belle-mère installée au fauteuil, ce qui laissait a
priori augurer d'une certaine amélioration de son état. J'ai
malheureusement déchanté très rapidement en constatant qu'elle
paraissait complètement épuisée. J'ai donc demandé si on pouvait
la recoucher, et deux aides-soignantes sont arrivées quelques
minutes plus tard avec un lève-malade. Alors que j'attendais dans le
couloir, les aides-soignantes sont ressorties presque aussitôt de la
chambre pour m'informer que le lève-malade n'avait pas été
rebranché par l'équipe du matin, et qu'il fallait donc le recharger
"un bon bout de temps" avant de pouvoir s'en servir pour
remettre ma belle-mère dans son lit. Perplexe, je suis retournée
auprès d'elle pour constater qu'elle avait été déposée comme un
paquet sur son fauteuil, encore toute emballée dans le hamac du
lève-malade, et que sa position était visiblement très
inconfortable - ce qu'elle m'a d'ailleurs confirmé aussitôt d'une
voix très faible en me disant : "J'en peux plus".
Je suis alors ressortie pour rattraper les deux aides-soignantes et
leur demander de l'aide pour que ma belle-mère soit un peu mieux
installée en attendant le rechargement de l'engin, ce qui m'a valu
deux paires d'yeux exaspérés levés en direction du plafond et des
soupirs de mécontentement. Gardant mon sang-froid, je leur ai malgré
tout proposé de les aider et l'on m'a alors répondu textuellement :
"Ah ben ouais, va bien falloir !
Vous savez, d'habitude on est à trois pour la soulever ! C'est
qu'elle est lourde elle ! Et en plus,
madame elle fait vraiment pas d'effort pour nous aider !".
Ces dames ignoraient apparemment qu'en temps normal, leur patiente
était depuis longtemps obligée de se déplacer en fauteuil roulant,
à cause d'une fracture du péroné qui ne voulait pas guérir. De
plus, il me semble relativement légitime à 84 ans de manquer de
force musculaire, après avoir été alitée près de trois semaines.
Ce soir-là, je suis partie vers 17 heures avec la très désagréable
impression de l'abandonner à son triste sort, et je ne saurai jamais
à quelle heure elle a enfin été remise dans son lit… Il me
semblait pourtant savoir que pour un premier lever, et après une
période d'alitement aussi longue, le temps passé au fauteuil devait
être très court le premier jour, et que la position assise devait
être prolongée progressivement chaque jour, en fonction de
l'état du patient. Mais ma colère a vraiment été à son
comble lorsque j'ai appris plus tard par mon mari, qui était passé
la voir vers 14 heures, qu'il avait déjà trouvé sa maman
très fatiguée, et qu'il avait déjà demandé qu'elle soit
remise dans son lit, après qu'on lui ait indiqué qu'elle était au
fauteuil depuis sa toilette du matin !
Le
lendemain 1er mars, je suis arrivée vers 14h30 pour
constater que la pauvre gisait en travers de son lit, hagarde, la
tête dans les barres de lit et la poitrine dénudée. Une simple
chemise de bloc avait apparemment été déposée sur elle, sans que
personne ne prenne la peine d'enfiler ses manches ni de fermer le
bouton pression dans le cou, et la chemise avait glissé vers le bas.
Sa chemise de nuit sale roulée en boule, une alèze qui paraissait
propre et son gilet de laine avaient été abandonnés en tas sur une
chaise, l'adaptable avait été poussé loin du lit et on aurait dit
qu'il y avait eu un ouragan dans cette pièce. J'ai recouvert ma
belle-mère et je lui ai passé les bras dans les manches de sa
chemise de bloc - il est vrai qu'avec sa perfusion c'était un peu
plus compliqué, mais avec un peu de bonne volonté tout est toujours
possible – tout en essayant de la caler au mieux avec son unique
oreiller. Et toujours pas de couverture ce jour-là...
Comme
à chacune de mes visites elle m'a dit avoir très soif, mais il n'y
avait plus d'eau gélifiée dans son frigo. Je me suis donc dirigée
vers l'infirmerie, d'où provenait le brouhaha d'une discussion très
animée entre les infirmières, les aides-soignantes et diverses
autres personnes. Le sujet de cette discussion était de savoir qui
allait pousser le chariot des repas du soir, car l'hôtelière était
absente. Oubliant provisoirement (et volontairement, pour rester
calme) l'état dans lequel je venais de trouver ma belle-mère, j'ai
patienté plusieurs longues minutes avant de réussir enfin à
attirer l'attention d'une infirmière, qui s'est alors détachée de
cette réunion tellement importante pour me fournir un petit pot
d'eau gélifiée. Grâce lui soit rendue… Vers 16 heures, les deux
aides-soignantes de la veille terminaient à peine de réinstaller ma
belle-mère dans son lit, m'assurant que « de toute façon elle
passait son temps à se déshabiller » depuis qu'elle était
dans le service. L'une d'entre elles a même tenté de s'en
convaincre elle-même en se penchant vers ma belle-mère avec un
« Hein ouais madame, que vous vous déshabillez tout
le temps !? », hurlé dans son oreille et
tellement blessant, que j'ai vu la pauvre femme s'enfoncer de honte
dans son oreiller.
Le
3 mars je suis arrivée vers 15h30. Son état de santé s'était
extrêmement dégradé. Le médecin de garde sortait tout juste de sa
chambre. Il m'a expliqué très rapidement qu'elle avait fait un
nouveau malaise cardio-respiratoire… et puis il a disparu. Quand je
suis entrée, c'est à peine si elle a ouvert les yeux et sa
respiration ressemblait à celle d'une carpe qu'on aurait jetée hors
de l'eau, alors je ne suis restée que quelques minutes. Mais lorsque
j'ai quitté sa chambre, je me suis retrouvée face à face avec
l'infirmière en poste ce jour-là. La pauvre, qui n'avait pas été
là de la semaine et qui donc n'y était pour rien, a reçu tout en
bloc ma colère et mon désespoir. Mais pour la première fois depuis
le 19 février, j'ai eu enfin l'impression de rencontrer un être
humain, capable d'empathie, de compréhension et de gentillesse. De
cette infirmière je ne connais que le prénom : Valérie. Mais je ne
l'oublierai jamais.
C'est
elle qui m'a rappelée vers 19 heures, pour me dire qu'il fallait
revenir très vite. Ma belle-mère avait dû à nouveau être placée
sous assistance respiratoire, son état de santé avait encore empiré
et elle avait été transférée de toute urgence en service de
réanimation.
L'équipe
de réanimation a été admirable, prenant soin autant de ma
belle-mère que de nous tous, ses fils, belles-filles et
petits-enfants qui l'avons veillée toute la nuit. Elle est partie
paisiblement le lendemain après-midi, endormie par les hypnotiques
et la morphine et sans trop de souffrance. En tous cas c'est ce que
je veux croire…
Voilà
Monsieur le Directeur, j'ai presque terminé. Juste encore une
dernière chose que je dois vous dire, si vous le permettez : il
y a 5 ans, j'ai décidé de reprendre mes études pour devenir
infirmière, et je suis très fière d'avoir obtenu ce diplôme à
l'âge de 44 ans. J'ai été formée à l'école d'infirmières de la
Croix Rouge et j'ai fait de nombreux stages dans les différents
services de votre hôpital, où j'ai rencontré beaucoup de personnes
extrêmement dévouées, notamment dans les services gériatriques ou
encore en service de soins palliatifs. Pour l'anecdote, vous devez
savoir que mon mémoire de fin d'études s'intitulait : "La
Bientraitance de la Personne Âgée
en Institution". Vous comprendrez donc que
c'est avec d'autant plus de déception et de tristesse que j'ai
assisté à tout ce que je viens de vous décrire. Un tout petit peu
plus d'attention n'aurait sans doute pas prolongé sa vie, mais
aurait très certainement adouci les derniers jours de ma belle-mère
qui, ironie du sort, avait elle-même consacré sa vie entière à
s'occuper des autres puisque, après avoir élevé ses six enfants,
elle avait choisi le métier d'assistante maternelle.
Comme
je vous l'ai déjà dit, je suis tout à fait consciente du manque de
moyens et de personnel à l'hôpital, et de ce que cela peut générer
comme dysfonctionnements. Mais quand-même… Un petit sourire, un
peu de gentillesse, un joyeux "Bonjour
Madame !" en entrant dans une chambre, bref : tout
simplement un peu plus d'humanité, ne coûtent rien, ni plus de
temps, ni plus d'argent, et apportent tellement à celui ou celle qui
les reçoit… et il est bien regrettable de constater que certaines
personnes, pourtant sensées « prendre soin » des autres,
soient autant dépourvues d'empathie.
Vous
écrire tout cela aujourd'hui ne changera évidemment plus rien aux
déboires subis par ma belle-mère, je le sais bien. Alors disons que
c'est, à travers vous, ma façon de lui rendre un dernier hommage,
et je vous remercie très sincèrement pour l'attention et le temps
que vous aurez bien voulu consacrer à la lecture de cette longue
lettre.
Je
vous prie de recevoir, Monsieur le Directeur, l'expression de mes
salutations respectueuses.
Mars
2007.
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